Si la publication de cette BD se déroulant au Groenland n’est qu’une coïncidence de calendrier, sa résonance avec l’actualité (coucou Trump !) est pour le moins troublante. La Terre verte, c’est une épopée prodigieuse, une danse macabre réunissant Shakespeare, Tartuffe, Ubu Roi et Machiavel.

Août 1492. Lorsque Messire Richard débarque sur la côte groenlandaise, il ne s’attendait pas à un tel spectacle. Loin de l’image d’une « terre verte » bénie des dieux, ce « Groenland » semble particulièrement inhospitalier. Le mercenaire au passé trouble est accueilli par une colonie miséreuse et famélique, épuisée par un soleil glacial qui ne se couche jamais. Mais en missionnant ce dernier et l’ecclésiaste Dom Mathias, le Danemark entend bien renforcer son emprise militaire et religieuse sur cette contrée, même si les autochtones espèrent le départ prochain des derniers colons…
Comment ne pas être impressionné devant une œuvre aussi monumentale ? La Terre verte comporte tant d’atouts qu’on ne sait par lequel commencer… Le premier, c’est le choix du format : au lieu d’une série, l’éditeur a opté pour un bon gros one-shot immersif, ce qui évite d’avoir à attendre trop longtemps le dénouement et permet de juger de la qualité du récit dans son ensemble.
A ce titre, j’ai été totalement captivé du début à la fin par cette épopée au souffle puissant, avec une tournure théâtrale dans la pure tradition shakespearienne. Pour concevoir cette histoire, Alain Ayroles, le scénariste des Indes fourbes, s’est inspiré d’un fait historique dont on connaît assez peu de choses : la « conquête » du Groenland par le viking Erik le Rouge un peu avant l’an 1000, avec l’implantation d’une colonie qui exista 400 ans avant de disparaître corps et biens, sans que l’on sache vraiment dans quelles circonstances. Ayroles s’en est inspiré pour produire cette fiction où le protagoniste principal n’est autre que Richard III, le roi d’Angleterre qui avait inspiré Shakespeare pour sa célèbre pièce. C’est ainsi que l’on va suivre le parcours de ce personnage sournois et manipulateur dont la soif de pouvoir le conduira vers la folie meurtrière la plus extrême, jusqu’à cette image finale qui restera gravée longtemps dans la rétine du lecteur.
L’autre très bonne idée est d’avoir situé le théâtre de l’action dans cette contrée méconnue qu’est le Groenland, dont les vastes étendues glacées conservent toujours leur part de mystère, et finalement assez rarement exploité dans les arts et la littérature.
Le découpage en scènes et en actes rapproche le récit du mode théâtral et fonctionne à merveille, tout comme les dialogues particulièrement ciselés. Les protagonistes principaux sont très bien campés : l’évêque Dom Matthias, le « bouffon » Kraka, mais en particulier Ingeborg, cette jeune femme solaire qui contraste avec les habitants du village de Gardar, dans une situation critique, et vient en contrepoint du ténébreux et maléfique Richard. Si au départ celui-ci lui fait forte impression dans son armure massive avant de la rendre amoureuse, Ingeborg va ensuite déchanter devant la noirceur du personnage qui la conduira à s’opposer à ses projets belliqueux…
Mais c’est à travers le personnage de Richard, être dont la laideur et la difformité semblent avoir forgé en lui un noyau de colère inflammable, que le thème du pouvoir va être développé. Au départ, l’homme semble être désabusé et peu motivé pour remplir la mission qui lui a été confiée, lorsqu’il découvre cette contrée inhospitalière peuplé de gueux faméliques, lui qui s’attendait à un paradis vert. Pourtant, contre toute attente, il va être gagné par l’hubris en comprenant quel avantage il peut tirer en s’imposant comme le chef. L’homme a de la suite dans les idées et s’imagine que le Groenland pourrait lui servir de tremplin pour prendre sa revanche le moment venu, quand il reviendra vers le monde « civilisé ». De façon sournoise et cruelle, il va méthodiquement évincer tous ceux qu’il voit comme des concurrents potentiels ou des obstacles à ses ambitions.

Avec Dom Mathias, sorte de tartuffe prédicateur en habit de carnaval, Ayroles portera avec une ironie cinglante ses attaques contre la religion, avec de sévères coups de griffe à l’attention de ceux l’utilisent comme instrument de pouvoir.
Hervé Tanquerelle, qui m’avait séduit avec ses Racontars arctiques et avait acquis ses lettres de noblesse dans le milieu du septième art depuis Le Dernier Atlas, adopte ici un style plus académique mais adapté au registre de la saga populaire. Ce qu’on apprécie, c’est qu’il a tout de même conservé sa patte artisanale avec ses « imperfections » (je ne sais pas comment le dire autrement, mais cela n’a rien de dévalorisant, au contraire…), ou autrement dit, il n’a pas cherché à produire à tout prix un dessin « industriel », techniquement élaboré, mais lisse et sans âme. Le personnage de Richard, en proie à une folie qu’il cherche à dissimuler, lui a permis de montrer son talent pour rendre les visages expressifs, il suffit pour cela de consulter la page 12 où on voit l’homme traversé par une succession d’émotions fugitives durant un court instant, et c’est assez impressionnant. On peut souligner également le travail sur la couleur d’Isabelle Merlet, qui avec ses bleus glacés a su restituer l’atmosphère polaire de cette saga. Si une version noir & blanc est sortie en tirage limité, il n’est pas dit que cela apporte réellement une valeur ajoutée, mais certains la préféreront peut-être pour ce côté austère qui pourrait plus correspondre à l’esprit du récit et permet de faire ressortir le propos.
Hasard du calendrier, La Terre verte est sorti peu de temps après l’investiture de Donald Trump à la Maison blanche, et comme on le sait, le président idiocrate du peuple étatsunien a clairement fait connaître ses intentions de s’approprier le Groenland, « par la force s’il le faut ». Certes, Richard n’a rien de commun physiquement avec Donald, mais son hubris et sa volonté de contrôle démesurée est du même tonneau que celui du clown orange. Et c’est exactement ce qui est exposé avec cette bande dessinée : le mécanisme de conquête du pouvoir par un individu cynique, revanchard et mégalomane, avec un goût pour la manipulation où seul comptent ses propres intérêts. De plus, les thématiques en second plan nous ramènent à des problématiques contemporaines : l’impact environnemental destructeur de l’humain sur la faune (cf. le massacre aveugle des morses, juste pour l’ivoire de leurs défenses, page 92) et le féminisme (avant l’heure) à travers le personnage d’Ingeborg. En somme, des questions qui ont toutes les chances de déplaire à Trump et ses aficionados masculinistes.
En résonnant ainsi avec l’actualité politique et les thèmes de notre époque, La Terre verte, formidable épopée de bruit et de fureur doublée d’une sarabande macabre qui glace les sangs, parfaitement retranscrite par Tanquerelle lorsque Richard sombre dans la folie, se place dans la catégorie des ouvrages incontournables de l’année.
Laurent Proudhon
La Terre verte
Scénario : Alain Ayroles
Dessin : Hervé Tanquerelle
Editeur : Delcourt
256 pages – 34,95 €
Parution : 9 avril 2025
Édition NB : tirage limité à 1500 exemplaires
La Terre verte — Extrait :
