« Un perdant magnifique » de Florence Seyvos : une bouleversante histoire de famille

À travers le regard d’une adolescente en souffrance, Florence Seyvos dresse le portrait d’un beau-père aimant et toxique, metteur en scène d’une vie rêvée qu’il impose aux autres, au risque de les entraîner dans sa chute. Prix du Livre Inter 2025.

Florence-Seyvos
© Patrice Normand

Le « perdant magnifique », c’est Jacques, le beau-père d’Anna, la narratrice. Un beau-père qui l’aime de façon inconditionnelle, tout comme il aime Irène, sa grande sœur. Un perdant qui ne s’imagine qu’en gagnant. Un homme insaisissable, imprévisible, pour qui on ne peut éprouver que des sentiments contradictoires. Un excentrique qui, au coeur du sixième roman de Florence Seyvos, en fait l’histoire d’une famille sans doute pleine d’amour mais constamment au bord du précipice.

Le Havre, dans les années 80, où vivent Anna, Irène et leur mère, Maud. Débarquant la veille de Noël, Jacques qui est resté seul à Abidjan où la famille était naguère réunie, comble tout le monde de cadeaux hors de prix avec l’argent qu’il n’a pas : un splendide piano quart de queue et des meubles – dont, ironiquement, un bonheur-du-jour « d’une beauté renversante » – destinés à cette maison où il ne vient qu’une ou deux fois par an et dont il fait le malheur. En effet, étranger à tout ce qui rélève des réalités matérielles, Jacques peut se montrer aussi généreux qu’il est endetté, à la fois attentif aux autres et enfermé dans son égocentrisme, autoritaire, voire tyrannique. Il vit dans la fiction, prince d’un monde insoumis aux lois du commun, metteur en scène d’une vie rêvée imposant aux autres ses envies et sa folie, jusqu’à ses goûts vestimentaires, jusqu’à ce désir obsessionnel de faire d’Irène, contre toute évidence, une grande pianiste. Sa vie est « une utopie sans cesse réinventée » dont les deux adolescentes et leur mère sont à la fois « le cœur et le prétexte ».

C’est à hauteur d’adolescente – Anna a alors quatorze ans – que nous découvrons la personnalité complexe de Jacques. À travers la voix de la narratrice se dessine le portrait d’une jeune fille émouvante avec ses fragilités, ses doutes, ses tourments, qui nous confie l’ambiguïté de ses sentiments face aux « bizarreries » de son beau-père . Une adolescente obligée de grandir trop vite – livrée à elle-même avec pour seul appui celui de sa soeur pendant les longues semaines où sa mère part à Abidjan aider Jacques dans ses troubles « affaires », envoyée à seize ans à Rome réclamer une vieille dette à un ami de la famille. Comment se construire dans le climat d’insécurité qui entoure ce beau -père « fou, excessif, maniaque » ? Partagée entre l’amour, la colère et la honte, bien plus lucide que sa mère sur une situation sans issue , elle voit le piège de l’emprise se refermer sur sa soeur et elle : « Sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. À quatorze ans, le rêve d’un équilibre sans cesse malmené, jamais atteint, qui maintient le lecteur dans un état de malaise constant.

Florence Seyvos réussit à préserver tout au long de son roman le mystère d’un personnage dont il importe de montrer toutes les facettes. Notre jugement sur Jacques évolue et se nuance au fil des pages sous le regard tantôt fasciné tantôt empli de rancoeur ou de pitié d’Anna. Dandy et clochard, magnifique et ridicule, attachant et haïssable, Jacques pourrait n’être qu’un de ces hommes détestables par les souffrances qu’ils infligent à leur entourage s’il n’était pas, avant tout, lui-même en souffrance. Perdant et perdu.

Anne Randon

Un perdant magnifique
Roman de Florence Seyvos
Éditions de l’Olivier
144 pages – 19,50€
Date de parution : 3 janvier 2025

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.