Nos 50 albums préférés des années 70 : 28. Van der Graaf Generator – Godbluff (1975)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, le monolithe noir de toute discothèque qui se respecte, l’effrayant Godbluff de Van der Graaf Generator !

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VDGG en 1975

Arrivé au milieu des années 70, le Rock Progressif était devenu un problème : trop lourd, trop prétentieux, trop emphatique, trop baroque, trop obsédé par la virtuosité artistique, ou trop encombré de théâtralité mal digérée, le genre pourtant récemment créé passait par une sévère crise de croissance. La réponse du « peuple » allait être cinglante, dès 1976 : apparition du punk rock, retour aux formats courts, à la simplicité musicale, aux mélodies fédératrices. Pourtant, a posteriori, il ne fallait pas jeter le bébé (quelques groupes incontournables, qui ont marqué l’histoire de la musique) avec l’eau du bain (la forme « rock progressif », qui allait avoir bien du mal à passer les décennies suivantes). L’une de ces formations essentielles, même si elle ne rencontra jamais le succès d’un King Crimson, pour citer un autre combo à l’évidence indiscutable, est Van der Graaf Generator.

Godbluff CoverFormés en 1969 autour de la figure impressionnante de Peter Hammill, VDGG (comme on les aura appelés rapidement pour simplifier) se distinguent de la concurrence par l’absence de guitare et de basse, par une approche artistique plus expérimentale, et… par le chant littéralement « impensable » de leur leader : la meilleure description sans doute jamais faite de sa « technique » vocale fut de le qualifier de « Jimi Hendrix de la voix humaine ». En 1972, VDGG livrent un album que les aficionados du genre considèrent toujours comme un modèle du prog rock « classique », Pawn Hearts… un album qui n’évite pas toujours une certaine grandiloquence orchestrale… Avant de se séparer dans la foulée, victimes de trop d’intensité et d’instabilité.

Une séparation qui ne durera pas longtemps, même si elle permettra à Peter Hammill de nous offrir un immense album solo, The Silent Corner and the Empty Stage. VDGG reviennent dès octobre 1975 avec Godbluff, qui va marquer une rupture radicale dans leur style musical, et confirmer que, à leurs yeux aussi, le rock progressif se doit de « muter » pour rester en phase avec le monde. Godbluff sonne aussi comme une déclaration de guerre contre toute forme de compromis artistique : le groupe de Peter Hammill signe là une œuvre ramassée, nerveuse, austère même, mais d’une puissance toujours sidérante, cinquante ans plus tard.

Godbluff versoPour cette reformation, Hammill a donc rappelé ses complices les plus proches : Hugh Banton (orgue, basse au pédalier), Guy Evans (batterie) et David Jackson (saxophones et flûtes traités à la pédale Wah-Wah). Il commence également à jouer, avec une technique pour le moins limitée, de la guitare électrique. VDGG sont désormais un quatuor minimaliste et fiévreux, fonctionnant comme une cellule autonome, marinant dans l’angoisse existentielle et opérant dans un bunker isolé au milieu d’un univers post-apocalyptique.

L’album a été enregistré aux studios Rockfield au Pays de Galles, sans producteur, et loin des exigences commerciales d’un label. Dès les premières secondes de The Undercover Man, le premier titre, on comprend que tout l’espace sonore de l’album est tendu comme la corde d’un arc, avec comme cible de maximiser l’intensité émotionnelle la plus brutale. Godbluff ne compte que quatre morceaux, mais chacun est une fresque noire. Non, chacun est un monde, un univers mental, parfois onirique, parfois plus ordinaire, mais toujours sombre. Parfois « science-fictionnel », parfois intimiste.

Godbluff label 1The Undercover Man est une ouverture presque mesurée – par rapport à ce qui va suivre. Le climat est introspectif, recueilli, jusqu’à un crescendo final, porté par les saxophones de Jackson, qui atteint un premier sommet de lyrisme. Proche du travail solo de Peter Hammill (The Undercover Man pourrait figurer tel quel dans The Silent Corner and The Empty Stage), il s’agit d’une description minutieuse du processus par lequel la folie s’infiltre dans l’esprit, une chanson feutrée, effrayante, « matérialisant » littéralement un état de dépression nerveuse qui s’accentue dans de véritables accès de folie… jusqu’à ce que cette folie fasse totalement partie de notre personnalité : « When the madness comes / Let it flood on down and over me sweetly / Let it drown the parts of me weak and blessed and damned / Let it slake my life, let it take my soul and living completely / Let it be who I am… » – Quand la folie arrive / Qu’elle s’abatte sur moi avec douceur / Qu’elle noie les parties de moi qui sont faibles, bénies et damnées / Qu’elle apaise ma vie, qu’elle prenne mon âme et me fasse vivre complètement / Qu’elle soit qui je suis…).

Godbluff label 2Scorched Earth est sans doute le morceau le plus emblématique de l’album, le plus immédiatement engageant pour un auditeur pas encore accoutumé au maelstrom de la musique de VDGG. La chanson raconte – dans un univers que l’on imagine très bien comme de « heroic fantasy » -, les ruminations d’un guerrier qui ne connaît que la destruction. Il a laissé derrière lui la misère, la terre brûlée, la mort. Il se souvient à peine d’un passé plus heureux, mais il ne peut se permettre d’y penser. Il continue à massacrer ses ennemis, c’est sa vie, son destin, qui doit lui suffire, depuis qu’il a choisi d’être un agent de destruction. Il sait que sa propre mort est proche, qu’il avance vers une embuscade, qui lui sera fatale. « Scorched Earth, that’s all that’s left when he’s done / Holding nothing but beholden to no-one / Claiming nothing, out of no false pride, he survives / Snow tracks, that’s all that’s left to be seen / Of a man who entered the course of a dream » (De la terre brûlée, c’est tout ce qui reste quand il est passé / Il ne possède rien mais ne doit rien à personne / Il ne revendique rien, sans fausse fierté, il survit / Des traces dans la neige, c’est tout ce qui reste à voir / D’un homme qui est entré dans le cours d’un rêve…). A l’image du texte puissant de Peter Hammill, la musique est un véritable champ de bataille sonore, où les riffs d’orgue dissonants, les rythmes brisés, les saxophones rageurs et le chant déchirant s’affrontent dans un chaos effrayant. Brutal et puissant !

Arrow est le titre le plus extrême de l’album, donc, à notre goût, le meilleur, le plus intense. Composé par Jackson, c’est une course hallucinée, un morceau qui frôle par instants le free-jazz. Hammill y incarne un être humain ordinaire tentant de survivre dans un univers cruel, effrayant, menaçant, un univers horrifique qui n’est peut-être qu’une représentation symbolique de notre réalité quotidienne : la tension est croissante, qui finit par exploser dans des hurlements de damné une fois le narrateur mourant, percé par une flèche ! Un programme radical, déconseillé aux âmes sensibles. Vu depuis 2025, on imagine bien le protagoniste captif dans un jeu vidéo ultra-violent où il tente d’échapper à des poursuivants, à un destin funeste. Tout ce qu’on sait finalement, c’est que Arrow décrit l’inévitabilité de la mort, peu importe à quel point on essaie de l’éviter. « How long the time seems, how dark the shadow / Oh, how straight the eagle flies, how straight towards his Arrow / How long the night is – why is this passage so narrow? / How strange my body feels, impaled upon the Arrow » (Que le temps s’étire, que l’ombre s’épaissit… / Oh ! comme l’aigle fend le ciel, d’un trait vers sa Flèche ! / Que cette nuit s’éternise – pourquoi ce passage est-il si resserré ? / Que mon corps me semble étrange, empalé sur la Flèche.).

Après un tel sommet, il faut bien redescendre. Heureusement, s’il est bien moins saisissant, The Sleepwalkers, longue pièce en deux parties, bénéficie de la mélodie la plus attrayante. Adoptant la forme d’un récit fantastique (après tout, la marche des somnambules décrite ici pourrait sortir d’un roman de Stephen King !), The Sleepwalkers est une exploration de la condition humaine à travers la métaphore du sommeil et des rêves : nous ne sommes véritablement vivants que lorsque nous rêvons, mais, comme pour les somnambules, notre temps est limité. La vie n’est qu’un rêve éveillé pathétique, circonscrit par la mort. Musicalement, on passe par des moments plus légers que le reste de l’album, on frôle même le pastiche, mais on en revient toujours au cri primal, qui est une sorte de marque de fabrique du chant de Peter Hammill. « Oh, I’d search out every knowledge that I could find / Unravel all the mysteries of mind / If I only had time / If I only had time / But soon my time is ended, ended, ended, ended » (Oh, je chercherais à percer tous les savoirs possibles, Je dénouerais chaque mystère de l’esprit, Si seulement j’avais le temps, Si seulement j’avais le temps… Mais bientôt mon temps s’achève, s’achève, s’achève, s’achève.). La mort finit toujours par ridiculiser tous nos efforts de transcendance. La seule manière de résister à la terreur de la fin est de se mentir à soi-même.

L’unité de Godbluff tient autant dans ses choix musicaux (un groupe qui joue serré, tendu, en état d’urgence) que dans la cohérence de ses thèmes : la désillusion, l’aliénation, la conscience individuelle dans un monde en ruine. Ici, on « chante » la terreur infinie de l’homme seul face à lui-même, miné par ses faiblesses, rendu paranoïaque par sa lucidité. La voix unique de Peter Hammill, qui rage, qui implore, qui rugit, qui s’effondre, transforme chaque morceau en une épreuve existentielle.

À sa sortie, Godbluff reçut un accueil critique favorable au Royaume-Uni, mais resta marginal face au succès des Genesis, Yes ou Pink Floyd. Il devint pourtant culte chez certains écrivains, musiciens ou universitaires. Des artistes aussi divers que Mark E. Smith (The Fall), John Lydon (aka Johnny Rotten), ou plus récemment Steven Wilson, ont mentionné l’impact que Hammill et VDGG ont eu sur leur rapport à la musique. Avec le recul, il est permis de penser que Godbluff est l’un des sommets du rock progressif — justement parce qu’il refuse d’en reproduire les codes.

Ce monolithe noir, et pourtant incandescent, qu’est Godbluff, demeure un témoignage, presque une preuve, que la Musique, qui nous est souvent « vendue » comme une source de plaisir, voire même de simple confort, n’est jamais aussi belle que quand elle s’assume comme un Art de la mise en danger.

Eric Debarnot

Van der Graaf Generator – Godbluff
Label : Charisma Records
Date de parution : octobre 1975

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