Biopic très original sur un groupe de hip hop d’Irlande du Nord défendant l’usage du gaélique irlandais alors que le pouvoir britannique veut l’éradiquer, Kneecap souffre parfois d’un syndrome Trainspotting dont on se passerait, mais aurait mérité une sortie plus conséquente en France !

Plutôt orienté « rock » que « hip hop » de par la génération dont je fais partie, je dois avouer que je n’avais jamais entendu parler du trio nord-irlandais Kneecap, composé de Mo Chara (Liam Óg), Móglaí Bap (Naoise Ó Cairealláin) et DJ Próvaí (JJ Ó Dochartaigh). Pourtant, dans cette partie pour le moins réticente du Royaume-Uni qu’est l’Irlande du Nord, ils se sont imposés à la fin des années 2000 comme une véritable – et passionnante – anomalie musicale autant que politique : l’un des très rares groupes rappant en gaélique irlandais (y en a-t-il d’autres ? je ne saurais le dire !), très drôles mais également radicalement engagés, Kneecap sont devenus en quelques années des figures de proue d’une nouvelle culture insoumise, entre provoc’ militante, approche DIY de la musique et poésie populaire. A noter que leur nom (« Rotule ») renvoie à une pratique sauvage (le « kneecapping », soit la balle dans la rotule de ceux qu’on voulait punir sans les exécuter) utilisée par les groupes paramilitaires / terroristes de l’Ulster, et a valeur de symbole : pour Kneecap, les mots sont des balles, et sont conçus pour causer des blessures décisives…
Mais Kneecap, c’est désormais aussi un film de Rich Peppiatt qui retrace les débuts du groupe — les musiciens jouent leurs propres rôles — sans être pour autant un biopic musical comme on en voit beaucoup trop souvent : Kneecap s’apparente plutôt à un manifeste punk, rap et poétique sur le droit à la différence culturelle, sur la nécessité de préserver des langues locales / régionales qui sont, sinon, condamnées à être effacées par les « langues internationales ». Le tout en prenant en compte sans fausse pudeur, sans langue de bois non plus, la chaos politique, linguistique et générationnel de l’Irlande post-« guerre civile ».
Le Belfast représenté dans le film reste clairement marqué par les séquelles de l’accord – amer pour beaucoup – de cessez-le-feu et les tensions qui perdurent entre Britanniques, Irlandais protestants et catholiques. Kneecap décrit une ville blessée par des décennies de violence, et le groupe naît quand deux jeunes dealers issus de la classe populaire rencontrent un prof de musique, JJ, converti en DJ, qui – le visage néanmoins dissimulé derrière une cagoule – saisit l’opportunité de créer avec eux du hiphop qui participe à ressusciter la langue gaélique, marginalisée, et méprisée par le pouvoir.
La particularité de Kneecap est sa forme, son style visuel provocateur, éclaté, parfois hystérique : suivant les moments, on trouvera que c’est une force – l’énergie musicale y est décuplée -, alors qu’à d’autres, cela devient clairement une faiblesse, surtout quand le film louche un peu trop du côté de Trainspotting, le pénible exercice exhibitionniste de Danny Boyle. On préférera quant à nous sa capacité à capter l’urgence d’un combat culturel : celui d’une jeunesse désenchantée qui refuse le rouleau compresseur que le Royaume Uni pilote pour laminer les particularités de l’Ulster. Si les premiers concerts du groupe se déroulent dans l’anonymat de pubs ou de clubs miteux, les suivants sont remplis de gamins hurlant en irlandais les slogans de leurs nouveaux héros : car très vite, la provocation tout azimut du groupe – entre exaltation de la défonce et fesses exhibées sur lesquelles sont écrits les mots “BRITS OUT” (« Dehors, les Britanniques ! ») – déclenche une tempête médiatique et attire l’attention aussi bien de la police que de dangereux groupes activistes.
Kneecap n’élude heureusement pas les zones d’ombre de cette histoire : Naoise est le fils d’un ancien paramilitaire (interprété par un Michael Fassbender toujours aussi charismatique), en cavale et porté disparu, et les ambiguïtés inévitables entre le goût local pour la violence et le désir de la jeunesse d’aller de l’avant sans trahir ses idéaux sont évidemment fécondes. On pourra également ne pas goûter la célébration décomplexée du commerce et de la consommation de drogues (le volet « Trainspotting » du film), qui a néanmoins le mérite de l’honnêteté. Le scénario du film préfère toutefois une conclusion plus feelgood (mièvre, dirons certains…) en célébrant le choix du micro plutôt que du fusil pour mener la lutte, et le désir que, justement, les mots ne soient plus des balles, mais deviennent des messages constructifs. De toute manière, ce qui porte le film, c’est avant tout la sincérité des protagonistes : en jouant leurs propres rôles, les trois membres de Kneecap apportent une vérité brute au film, et l’énergie brouillonne qu’ils déploient ne fait jamais « jeu d’acteur ».
Kneecap n’est pas un biopic, c’est un film de lutte. C’est un film qui nous donne envie d’avoir, en France, un réalisateur qui décide de nous conter avec la même fougue, la même sincérité, l’histoire – par exemple – des Bérurier Noir.
Tiens, voilà une excellente idée, non ?
Eric Debarnot