Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, le premier album de Doctors of Madness, chaînon manquant entre « rock décadent » et punk rock, et grands oubliés de l’histoire du Rock.
On est le 26 janvier 1977, dans la salle magique du Bataclan à Paris. Depuis des mois, deux albums-OVNI tournent sur nos platines de très jeunes gens lassés par une musique de plus en plus engoncée dans des concepts fumeux et des prétentions insupportables : les deux premiers albums de Doctors of Madness, un groupe bizarre qui semble retrouver la folie glam, avec un petit quelque chose de désespéré qui convient bien à notre époque. Ce soir, l’excitation est à son comble : une envie, un besoin qu’il se passe quelque chose de DIFFÉRENT…
… et là, c’est comme un gouffre qui s’ouvre devant nous, en nous. Dans l’obscurité déchirée par les UV, Doctors of Madness entrent sans un mot, et l’on sait soudain que, oui, on a eu raison d’y croire : ce soir, quelque chose d’AUTRE va arriver. Il y a presque la magie de l’arrivée sur terre de Ziggy, comme on se l’est tant imaginée depuis 1972 (5 years !) avec une musique « nouvelle ». Une symphonie pour notre époque. Kid Strange, géant bleu et tueur bienveillant, des yeux peints sur ses paupières fermées, tel un oiseau de proie dans une redingote déchiquetée, un profil d’angles aigus et de star. Incroyable ! Le premier morceau qui démarre, c’est… leur plus beau, leur plus long : Mainlines ! Quelle audace ! Brûler tous les ponts sur quinze minutes d’un voyage halluciné, hallucinant. Oui, le public est déjà au septième ciel. Et, déjà, le violon découpe des lanières sanglantes dans la fumée, l’émotion tord de la même violence les visages des musiciens et du public. Déjà, on tangue tous, on en voit quelques-uns qui s’effondrent. Monstrueux, magique, insurpassable.
Puis la musique repart, et je sais que pour moi, elle ne s’arrêtera jamais plus, et peu importe que la setlist ait une fin. Quand vient le rappel, c’est la confirmation – dont nous n’avions pas besoin de toute manière – que tout cela fait absolument sens : Doctors of Madness reprennent à fond la caisse le Waiting for the Man du Velvet, et le violon d’Urban Blitz déclenche le chaos ! Voilà une chanson qui a changé littéralement ma vie, ou au moins ma perception de ce que la Musique devait être, quand j’avais 15 ans, interprétée – avec violon déchaîné et guitare saturée – par le groupe actuel qui me touche le plus…
… Alors, quand, à la fin, la musique s’achève dans un larsen, qu’une guitare crie seule et se meurt sur la scène désertée, j’enregistre dans ma mémoire cette image qui pour moi symbolisera toujours le Rock, je le sais. Presque un cliché, mais l’un de ces clichés qui touchent à la vérité la plus profonde. Puis un robot de métal explose, le larsen se tait, l’énergie s’éteint. Lentement, très lentement. Il n’y a plus un bruit au-dessus de la foule lorsque les lumières se rallument.
Flashback…
… Enregistré fin1975 et sorti début 1976, Late Night Movies All Night Brainstorms est le premier album de Doctors of Madness. Le groupe a été fondé en 1974 par Richard « Kid » Strange, qui a de très hautes ambitions artistiques, inhabituelles dans le milieu du Rock : il vient du théâtre et de la performance. Son AMBITION est de créer et d’occuper un territoire aussi inédit qu’inclassable, de combiner art-rock, poésie et cabaret décadent (quelque chose des débuts de Roxy Music et du Bowie de Ziggy Stardust), en y ajoutant cette électricité brute qui est en train de donner naissance au futur punk rock britannique.
Outre Strange (chant et guitare rythmique), il y a Urban Blitz dont le violon électrique est l’élément le plus immédiatement distinctif de la musique du groupe : il remplace les synthés et solos de guitare habituels, créant un climat d’angoisse et de tension permanente. Et il y a la section rythmique, tour à tour martiale et sensuelle de Stoner (basse) et Peter DiLemma (batterie) : est-on chez Can ou chez le Velvet ? Rien n’est clair, et c’est aussi là le charme de cette musique. Le groupe est signé chez Polydor, et le premier album, peut-être leur meilleur car le moins « commercial », le plus ambitieux, Late Night Movies All Night Brainstorms, bénéficie de la production brillante de John Punter (qui a travaillé avec Roxy Music, tiens, tiens…), qui a bien compris le potentiel expressionniste du groupe…
Ainsi que Strange l’a imaginé, Late Night Movies All Night Brainstorms se veut la bande-son hallucinée de nuits blanches urbaines : il s’agit de retrouver le pathos blessé du Lou Reed période Berlin, de le mêler à la rage naissante de la jeunesse anglaise face à une société conservatrice où le National Front balance ses idées nauséabondes, en l’habillant de la sophistication outrancière de ce qu’on appelait trois ans plus tôt le « rock décadent ». Kid Strange, tantôt narrateur distancié de la tragédie des chansons, tantôt acteur torturé, y déclame des textes d’une noirceur poétique : entre satire politique, chronique du désespoir moderne et hallucination psychotrope, il ne choisit pas, il déverse tout sur nous. On peut penser à Bowie pour le goût du théâtre et pour le brouillage des genres, à Patti Smith pour l’exaltation poétique de certains mots, de certaines phrases, mais aussi à Van der Graaf Generator et à Roxy Music pour l’inconfort, volontaire, et pour l’intellectualisme revendiqué.
L’album s’ouvre sur Waiting, presque pop, mais également très rock, énergique et entraînant. Richard Strange campe un personnage halluciné, marchant dans les rues de la ville, de n’importe quelle ville, perdu dans un monde sans repères. « Tapping my feet on main street / Counting the stars in the sky / Stretching my arms and inspecting my palms / And I’m waiting, waiting, waiting » (Je frappe le pavé de la Grand Rue, Je compte les étoiles là haut dans la ciel, Je déploie mes bras, j’inspecte la paume de mes mains, et j’attends… j’attends… j’attends…). Un morceau d’intro parfait, assez évident musicalement pour accueillir l’auditeur qui ne sait pas exactement ce qui l’attend : une chanson « facile », un tube potentiel (qui ne l’a jamais été…), mais dans lequel le violon dissonant injecte déjà une certaine étrangeté.
Avec le sublime Afterglow, on embarque réellement dans l’univers émotionnellement puissant des Doctors of Madness. Le temps se ralentit, la mélodie est magnifique, le chant se fait douloureusement intime. L’amour est-il la salvation, ou juste une illusion, un remède au mal de vivre ou un piège cruel ? « Love’s like a window / It closes like a door / I know where the wind blows / I don’t know what for » (L’amour, c’est une fenêtre, Qui claque comme une porte. Je sens d’où vient le vent, Mais j’ignore pourquoi il souffle). Personnellement, dès la première écoute, émerveillée, de ce morceau, j’ai su que Doctors of Madness serait un groupe important dans ma vie.
Mitzi’s Cure poursuit dans la même veine introspective, avec une mélodie magnifique qui contrebalance le pessimisme profond du texte. « It’s all so unlikely / The cupboard is empty / The poison’s been stolen / The search has been fruitless / We’ll just have to sit back / And hope for the best now » (Tout cela semble si improbable. Le placard est vide, Le poison envolé, La quête fut vaine. Il ne nous reste qu’à nous asseoir, Et espérer le moins pire.). Mais ce sont les déchirures soudaines imposées par le violon – impérial -, ainsi que les montées en puissance lyrique qui rendent le titre aussi fascinant qu’il est douloureux.
Après l’expression exacerbée des tourments, I Think We’re Alone est une chanson dépouillée – la plus dépouillée de l’album -, un morceau faussement intimiste, et profondément noir, qui fonctionne superbement sur le chant inspiré, bouleversant, de Kid Strange. Au plus près de l’os, jusqu’à cette explosion lyrique caractéristique de l’Art des Doctors of Madness. « They just make me feel it’s all been a waste of time / They just make me feel I’m in a surrealist pantomime / They just make me feel there’s no more to talk about / They just make me feel it’s the only way out » (Ils me font juste sentir que tout cela n’a été qu’une perte de temps / Ils me font juste sentir que je suis dans une pantomime surréaliste / Ils me font juste sentir qu’il n’y a plus rien à dire / Ils me font juste sentir que c’est la seule issue). Apologie du suicide comme seule issue ?
The Noises of the Evening est la première pièce maîtresse du disque : huit minutes trente de tragédie quasiment opératique, avec une construction complexe, alternant passages introspectifs et accélérations spectaculaires. C’est le titre qui relie le plus clairement Doctors of Madness au Rock Progressif, voire le chant hyper expressif de Kid Strange aux troubles psychologiques chantés par Peter Hammill dans ses premiers albums solos. Avec en bonus, la touche baroque issue de l’héritage Bowie-Roxy, et des interventions déchaînées du violon. Le bref final sur « And othеr people’s music puts dramas in my head / Our own beguiling silence lets me know we’re nearly dead » est à pleurer (Et la musique des autres met des drames dans ma tête / Notre propre silence séduisant me fait savoir que nous sommes presque morts). Pure splendeur.
Billy Watch Out ouvre la seconde face en poursuivant dans l’atmosphère créée par Afterglow / I Think We’re Alone Now / Mitzi’s Cure, confirmant que l’on a affaire ici à un quasi « concept-album », mais avec une mélodie imparable. Le morceau débute de manière presque narrative, façon comédie humaine, mais noire, très noire. On y suit les tribulations de personnages borderline, inquiétants, dans un univers de violence urbaine. « We give out one-liners that last all night long now / Still look like disasters, still say we’re alright now » (Nous lâchons des répliques qui durent toute la nuit maintenant / ça ressemble toujours à des désastres, même si on dit toujours que tout va bien, maintenant…). L’ironie et le désespoir s’y mêlent à merveille, mais une fois encore la splendeur mélodique lutte contre la noirceur inhérente au sujet.
B-Movie Bedtime est, avec Waiting, le seul autre titre « Rock », facile d’accès en dépit des interventions menaçantes du violon, décidément essentiel sur l’album. On pourrait presque « pogoter » par moments (même si à l’époque, le « pogo » n’avait pas encore été inventé). La nuit urbaine, représentée comme cauchemardesque dans une bonne partie du disque, permet ici la libération de moments de pure jouissance, fut-elle autodestructrice. « Oh yeah! And it seems, by the end of the night / I’ll be down on my knees or as high as a kite » (Oh oui ! Et il semble qu’à la fin de la nuit / je serai à genoux ou bien complètement défoncé, en train de planer).
Et puis arrive Mainlines, ce morceau de 16 minutes qui m’impressionnera tellement au Bataclan. 16 minutes de lyrisme tenu, de beauté éblouissante, de breaks aussi inattendus que satisfaisants, d’expérimentation risquée, de coups de génie mélodiques. Une vision urbaine post-apocalyptique impressionnante, des paroles qui font naître des images obsédantes dans la tête de l’auditeur… Alors qu’il ne s’agit que de son premier album, le groupe est à son sommet de cohérence et de tension (Honnêtement, Doctors of Madness ne feront jamais mieux !). Quelque part, on est dans un registre assez proche du Bowie de The Man Who Sold The World, et en particulier de The Width of a Circle, mais avec une assurance « pop » et une complexité émotionnelle encore plus saisissantes. Et à la fin, ce crescendo dont on ne se lassera jamais : « Mainline trains could never find drivers / To run a service out to here » (Les trains de grandes lignes ne pourraient jamais trouver de conducteurs / Pour assurer un service jusqu’ici). On est au bout de la ville, au bout de la nuit, au bout de la vie. Tout est dit.
Malgré son influence sur des groupes aussi importants que The Damned (Dave Vanian rejoindra temporairement le line up des DOMs !) ou Magazine (les similitudes entre le chant du jeune Howard Devoto et celui de Kid Strange sont évidentes), l’album passe à côté du succès commercial. Peut-être faut-il partiellement blâmer une pochette pas très belle, semblant très « amateur », à mille lieues de la complexité de la musique du groupe ? Ou bien un décalage excessif par rapport aux attentes du public rock classique comme des jeunes punks à venir ? Après deux autres albums, excellents mais un poil au dessous de ce coup de maître, le groupe disparaîtra, faute de succès, en 1978. Kid Strange reviendra en 2019 avec un bel album, xxxxx. La légende dit que Bowie aurait déclaré : « Doctors of Madness were doing what I was trying to do, but better« , mais, en tous cas, l’album et le groupe recueilleront au fil des décennies suivantes les éloges tardifs de gens comme Julian Cope ou Mark E. Smith, et leur influence sera sensible sur des artistes comme, par exemple, Suede.
Late Night Movies All Night Brainstorms reste un disque totalement fascinant, entre hédonisme décadent et brutalité urbaine, et il annonce bien des convulsions à venir. Il est grand temps de lui rendre sa place parmi les grands albums oubliés du rock.
Eric Debarnot