Le grand retour de Beth Gibbons à Paris, un an après son passage à Pleyel, s’effectuait en pleine canicule sur Paris et le pays. Sur le papier, cette soirée du Festival Days Off avait tout pour nous faire perdre quelques degrés, tout en nous promettant des moments émerveillés.

Pour rafraîchir une soirée caniculaire à Paris, quoi de mieux, sur le papier qu’un attelage Beth Gibbons + Bill Callahan, dans la grande salle de la Philharmonie ? Sur le papier, cette soirée du Festival Days Off avait tout pour nous faire perdre quelques degrés, tout en nous promettant des moments émerveillés. Elle tint ses promesses, même si cela n’était pas évident à vérifier.
Pour cela, tout d’abord, il fallait arriver à la Philharmonie, en rampant dans un état liquide, vu la température écrabouillant au sol le moindre quidam. Enfin réduits à la condition de vers de terre, nous nous engouffrons donc dans le bâtiment conçu par Jean Nouvel pour la nouvelle édition du festival francilien positionné sur un registre folk, pop, doux, qui s’est ouvert progressivement au cours des années à l’électro voire au rock, parfois dur. On y va vu des concerts bouleversants (Anohi & The Johnsons l’an passé, par exemple) et des artistes qu’on a oubliés, bref comme dans tous les festivals. Celui-ci s’étend désormais sur toutes les salles de la Philharmonie. Nous y avons raté Jenny Hval qui présentait son dernier album ambitieux au Studio dimanche dernier, la suite de la programmation nous tend les bras, notamment dans la grande salle, pour laquelle les concerts événementiels des têtes d’affiche ont souvent affiché complet très vite : Beth Gibbons, Nick Cave deux soirs en piano solo avec Colin Greenwood, et Bloc Party qui doit y revisiter Silent Alarm, son impérissable premier album, ce 3 juillet.

Disons-le franchement : à notre grande honte, nous avons raté Bill Callahan en première partie, un musicien que l’on adore, et qui a donné un concert sobre en solo avec sa guitare, avec ses bons moments, selon plusieurs témoins. A priori, une courte set-list piochée dans sa riche discographie, dont deux chansons de Smog. Ça vaut bien une photo dans cet article. Car, de toute façon, même si on ne l’a pas vu, on l’imagine, et on adore toujours. Merci Bill.
Passons au plat de résistance. Charge à Beth Gibbons de climatiser pour de bon le public de la Philharmonie, à l’occasion de son deuxième passage parisien depuis la sortie acclamée l’an passé de son second album solo, Lives Outgrown, l’album de la résurrection et du retour vers la lumière. L’ex-chanteuse de Portishead s’était en effet fendue d’un premier concert à la Salle Pleyel fin mai 2024, en début de tournée. Un concert magnifique, où la mise en sons de la musique précieuse et arrangée, touchait au plus profond, sa voix incomparable parvenant à surnager de cette masse mélodique complexe avec superbe. Mais aussi un concert court car Beth Gibbons n’a jamais été de ceux qui aiment prolonger trop les plaisirs. Déjà, à l’époque de son premier album « solo » (en duo en fait), Out of Season, avec Rustin Man, en 2002, elle donnait de courts concerts d’à peine une heure, intenses certes, mais où l’on pouvait aussi se demander si tout cela était bien à la hauteur de la chanteuse que l’on venait honorer.

Un an après, peu de changements, tout est en place au même endroit : ses 7 musiciens multi-instrumentistes occupent la scène. Ce sont les mêmes, à l’exception de Sophie Hastings, qui a remplacé le batteur habituel, James Ford, apparemment pour ce seul concert, sans que l’on sache pourquoi. Ses autres musiciens habituels (Eoin Roomey, Emma Smith, Tom Herbert, Jason Hazeley, Howard Jacobs, Richard Jones) étaient les mêmes, jouant souvent de deux ou trois instruments différents selon les morceaux, et Smith et Jones se consacrant plutôt aux violons. Pour que l’écrin soit à la hauteur, il fallait un son, et il le fut : bien préparée par ses ingénieurs du son, cette soirée dans la grande salle Pierre Boulez, qui n’a rien d’évident pour les artistes rock de passage, a permis de faire bénéficier le public d’une qualité auditive à nulle autre pareille. Le tout complété par des jeux de lumières approfondissant le mystère des chansons et… évitant consciencieusement de mettre la chanteuse sous les feux des projecteurs. Car tout Beth Gibbons est là, dans ce paradoxe : visiblement ravie de prolonger une tournée à succès (justifié), mais ne souhaitant pas être trop en lumière non plus. Consciemment ou inconsciemment, dans ses rares interactions avec le public, l’Anglaise se répand en remerciements banals mais enthousiastes (et pour lequel on sent un réel effort), aussitôt couvert par des vagues d’applaudissements nourries et enamourées qui font que l’on ne comprend plus grand-chose… Ce qui, au fond, doit très bien lui aller.
Côté set-list, comme pour les musiciens, pas grand-chose de nouveau, mais c’est très bien ainsi : le part belle est faite au dernier album, magnifique et magnifié, ses dix morceaux en étant joués, dans un ordre légèrement différent mais assez proche de l’enregistrement. Le concert commençant ainsi par un Tell Me Who are You Today, comme sur l’album, avant d’inverser l’ordre de Burden of Life et de Floating On a Moment, les deux étant les deux premiers grands moments du concert. Reaching Out était lui le seul morceau vraiment « à une autre place », ayant l’honneur de conclure le concert, en fin de rappel, ce qui a une certaine logique, celui-ci ayant un caractère lyrique quasi définitif : après quoi jouer autre chose pourrait s’avérer superflu… Dans le reste de son répertoire, Beth Gibbons honora, comme sur le reste de la tournée, deux morceaux superbes et poignants, de son album avec Rustin Man, Tom The Model et Mysteries, accueillies avec ferveur par le public. Restait donc un passage incontournable, qui déclencha un moment de ferveur encore supérieur dans la grande salle Pierre Boulez : en rappel, deux morceaux de Portishead, et quels morceaux ! Roads et Glory Box, seul ajout par rapport à la set-list de Pleyel il y a un an, et qui n’est pas passé inaperçu. De grands moments de transe et de communion avec cette voix frêle et en même temps si forte…

… Qui chante dans le vent glacé, et, ce soir, dans la canicule parisienne, où, après l’irrémédiable Reaching Out, il était temps de s’engouffrer à nouveau pour tester sa propre capacité à survivre en conditions hostiles. Mais revigoré, paradoxalement, par cette musique riche, dense, de celle qui a touché le fond de la piscine, au bout de ses deuils, et rebondit vers la vie, vers quelque chose de plus fort qu’elle, qui, encore une fois, nous a irradiés.
Jérôme Rosso
Photos : Laurence Buisson