« Leur domaine » de Jo Nesbø : du côté de Faulkner

On était complètement passé à côté de Leur domaine, de Jo Nesbø, lors de sa parution en 2020. Mais alors que l’auteur norvégien sort une « suite », il était grand temps de corriger cette grave erreur !

Nesbo 2021
NTB SCANPIX/VIA REUTERS

Je ne sais pas où j’avais la tête en 2020 : peut-être que, grand fan des enquêtes et aventures alcoolisées de l’inspecteur Harry Hole, je n’avais pas été suffisamment séduit par le résumé de Leur domaine en quatrième de couv’ pour  tenter cet exil loin d’Oslo, dans les hauteurs glacées et, admettons-le, peu avenantes où Jo Nesbø voulait m’entraîner. Et puis voilà que l’annonce de la publication d’une « suite », les Maîtres du domaine attire mon attention : Harry Hole parti à la retraite, Nesbø est-il en train de monter une nouvelle « série » ? Il me fallait aller voir de quoi il retournait !

Leur domaineKongeriket, en V.O., ça signifie le Royaume, ce qui donne à l’œuvre un sens un peu différent que la traduction française, même si, après lecture, les deux titres se défendent. Parce que l’histoire – au moins au premier degré – c’est celle de deux frères, Carl et Roy Opgard, unis à jamais (?) contre l’adversité, qui doivent défendre, par tous les moyens possibles, ce qui leur appartient : d’abord ce qui reste d’une cellule familiale dévastée par le comportement de leurs parents, puis un bout de terrain sur lequel est installé un garage, à l’écart de la petite ville d’Os, au milieu des montagnes, et finalement un projet de création d’un hôtel-spa de luxe dans ces mêmes montagnes.

Au début de ce long roman « noir », le jeune frère Carl revient à la ferme familiale après des années passées au Canada, accompagné de Shannon, son épouse, architecte sexy d’origine barbadienne : il a le projet de construire un complexe touristique qui redonnera vie aux environs, alors qu’un tunnel menace d’isoler la bourgade . Il retrouve Roy, son frère aîné, qui l’a protégé et surtout aimé, vénéré même, depuis leur plus tendre enfance. Ce retour – et ce projet pharaonique qui est celui de Carl et Shannon – va ébranler de manière profonde et le rapport entre les deux frères, et l’écosystème de la communauté largement toxique (commérages, jalousies, adultères, mais aussi violence autour du riche propriétaire d’un magasin de voitures) qui gravite autour d’eux. Mais surtout, grâce à de longs flashbacks, nous allons peu à peu comprendre ce qui s’est joué entre et autour des deux frères, ce qui va revenir empoisonner leur présent et leur avenir.

Leur domaine est clairement une œuvre à part dans la bibliographie de Nesbø, et n’a pas grand chose à voir avec le polar, encore moins le polar scandinave. Les critiques, dithyrambiques, ont cité des monstres comme William Faulkner ou Cormac McCarthy comme références : malgré notre amour pour Nesbø, il faut quand même se calmer, on est encore loin de ce niveau de littérature. Mais, en refermant Leur domaine, on comprend l’analogie : on est ici dans un drame, non, pardon, une tragédie familiale, et non dans un roman policier, même si les morts violentes s’y accumulent à la même vitesse que dans les enquêtes de Harry Hole. Contée avec la lenteur d’un compte-gouttes à demi bouché (ce livre n’est pas pour les impatients), psychologique avant d’être policière, c’est une histoire de fraternité et d’amour, qui devient, au fur et à mesure que le malaise s’installe, une quasi légende mythologique sur la fatalité. Bien entendu, Nesbø continue, comme dans ses polars, à distiller l’ambiguïté… et à jouer avec son lecteur : il nous fait croire, ou plutôt il nous laisse imaginer, des choses, terribles, avant de nous révéler des vérités qui, la plupart du temps seront plus terribles encore. Et le passé se referme comme un piège sur Roy, le narrateur, dont nous partageons progressivement « l’intimité », au fur et à mesure que s’empilent les carcasses de voitures et les corps de leurs conducteurs dans le gouffre voisin du « domaine ».

On pourra quand même reprocher au roman ses longueurs (avec deux cent pages de moins, ça aurait pu être un pur chef d’œuvre), pointer quelques étonnantes digressions entre Shannon et Roy sur la musique (JJ Cale est partout, cette fois), la littérature et le cinéma, qui ressemblent plus vraisemblablement à des réflexions de l’auteur sur des œuvres qu’il aime. Peut-être aussi à un excès de gravité… même si on est dans une p… de tragédie, comme chez les anciens Grecs ! Mais on est totalement admiratifs devant cette sortie de route (verglacée) de la part de Nesbø, loin de sa (et de notre) zone de confort.

Et maintenant, on passe aux Maîtres du domaine !

Eric Debarnot

Leur domaine
Roman norvégien de Jo Nesbø
Traduction : Céline Roman-Monnier
Editeur : Folio (édition de poche)
688 pages – 10,50€
Date de parution (poche) : 5 janvier 2023

 

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