Tourné près des corps et des cœurs de ses personnages, Les Filles désir de Prïncia Car s’inscrit dans la belle tradition du cinéma naturaliste français. Entre écorchures adolescentes, virilité toxique et sororité fragile, ce premier long-métrage impressionne par sa vitalité, même s’il trébuche parfois dans son passage vers l’émancipation.

Dans les quartiers nord de Marseille, il n’y a pas que du trafic de drogue et des batailles rangées à la Kalachnikov. Il y a aussi des milliers d’adolescents et de jeunes gens ordinaires, dont les jours se consument entre discussions interminables entre copains, virées en scooter, embrouilles de gamins et désirs maladroits. Mais il est vrai aussi que ce microcosme hyper-masculin ne réserve pas une place facile aux jeunes filles ou jeunes femmes : dans Les filles désir, c’est bien le retour de l’une d’elle – la plus belle, la plus sulfureuse -, Carmen, après une longue absence durant laquelle elle s’est prostituée à Nice, qui va faire vaciller, puis basculer l’équilibre d’une petite bande de potes, organisée autour d’Omar, animateur d’un petit centre de loisirs pour les enfants de la cité.
D’emblée, avec une belle et longue introduction « en groupe », solaire et turbulente, Les Filles désir s’impose comme un film au plus près des visages et des gestes, dans une veine réaliste assumée, qui évoque immédiatement le cinéma d’Abdellatif Kechiche – L’Esquive en tête – (en moins « voyeur » vis à vis du corps féminin), mais se positionne aussi (même si la référence échappe sans doute à pas mal de jeunes de cette génération), par sa sécheresse émotionnelle, dans l’héritage d’un géant comme Maurice Pialat (en plus bienveillant). Deux références « colossales », qui pourraient écraser un premier film comme celui de Prïncia Car, et qui ne font au contraire que pointer l’ambition de son geste cinématographique…
Mais Les filles désir n’est pas seulement le film d’une réalisatrice débutante : il est avant tout porté par la magnifique interprétation de son casting non professionnel, d’une justesse confondante. Car le film trouve d’abord sa force dans l’énergie brute de ses interprètes. Prïncia Car, qui a coécrit le scénario avec ses jeunes comédiens lors d’ateliers en immersion, filme la jeunesse avec une authenticité rare : ça parle fort, ça s’affronte, ça s’exhibe. « J’ai coécrit le film avec les jeunes, à partir de leurs histoires, leurs mots. Ce n’est pas un film sur eux, c’est un film avec eux », rappelle-t-elle. Il y a dans la première partie du film une vitalité foudroyante, une capacité à rendre palpable la tension des corps et l’oppression des normes.
Mais le film ne se limite pas à ce portrait de meute adolescente. Peu à peu, Les Filles désir se décentre, et donne la parole — et le regard — à celles qu’on reléguait jusque-là aux marges : Carmen, mais aussi Yasmine, dont la relation devient le cœur battant du dernier quart du film. Ce basculement vers la sororité, salvateur, ouvre un espace nouveau, plus doux, plus tendre. « Le film commence avec le regard des garçons, puis glisse vers celui des filles. C’était essentiel pour moi : retourner le regard, et rendre visible ce qui, souvent, ne l’est pas », explique la réalisatrice. Pourtant, on sent que cette partie du récit arrive presque trop tard : comme s’il manquait quelques scènes pour que l’on comprenne comment s’est construite cette alliance entre deux « ennemies traditionnelles » (entre « la maman et la putain », pour utiliser un autre cliché cinématographique de la grande époque du cinéma français), ce qui aurait permis que cette libération finale prenne tout son sens.
Certaines critiques – sans doute formatés comme nous le sommes tous aujourd’hui par la prépondérance du scénario « à l’américaine » – ont pointé le caractère un peu brouillon du film, qui déborde de thèmes – masculinité, sexualité, émancipation, regard social. Il nous semble au contraire que cette profusion, cette effervescence, fait la beauté du geste de Prïncia Car : il y a ici une nécessité de filmer, une urgence de raconter sans passer par les méthodes « professionnelles » du cinéma, qui apporte une fraîcheur paradoxale à ce film brûlant.
Les Filles désir n’est pas un film parfait, et c’est très bien comme ça. Car ce que Prïncia Car et sa troupe nous offrent, c’est un cinéma vivant, organique, capable de déplacer notre regard loin des clichés (sur Marseille, sur la jeunesse des cités, sur cette nouvelle diversité sociétale) et de faire entendre d’autres voix. Et rien que pour cela, il ne faut pas le manquer.
Eric Debarnot