« Sorry, baby », d’Eva Victor : se reconstruire après un traumatisme

Premier long métrage de la réalisatrice américaine Eva Victor qui y tient aussi le rôle principal, « Sorry baby », chronique douce-amère de la vie d’une jeune femme dans les milieux universitaires de la Nouvelle-Angleterre, offre une approche originale et infiniment touchante de la difficulté à se reconstruire après une agression.

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Sorry, baby ou Agnes en cinq chapitres. C’est auréolé de l’accueil enthousiaste qu’il a reçu au festival de Sundance et à la Quinzaine des cinéastes de Cannes que le film d’Eva Victor, nouveau fleuron du cinéma indépendant américain, arrive sur les écrans français. Une histoire sans doute tristement ordinaire que celle d’Agnes, mais contée sur le ton singulier d’une « comédie dépressive » – c’est l’expression qu’emploie Eva Victor – construite autour d’un épisode traumatisant qu’elle-même a vécu, et dont elle tient le rôle principal.

sorry-babyUn très long plan fixe, à distance, sur la maison où vient d’entrer Agnes. Les heures défilent en time lapse, la nuit succède au jour, une attente silencieuse et interminable, fenêtres éclairées, jusqu’à ce qu’enfin elle franchisse à nouveau le seuil d’un pas mal assuré. Le noeud du film est là, dans cet immontré, ce huis-clos de quelques heures qui va venir bouleverser la vie de la jeune doctorante en littérature anglaise. La vie d’Agnes est désormais coupée en deux : un avant et un après, autour de ce long moment de sidération nimbé dans un flou d’où surnage le souvenir de l’embarras, du dégoût et des refus réitérés, Un avant d’étudiante brillante dans une université du Massachusetts, un de ces lieux pour « happy few » qui semblent protégés de la noirceur du monde. Et un après sur lequel se concentre Eva Victor : comment guérit-on d’un tel traumatisme, ou du moins comment apprend-on à vivre avec? Comment se réapproprie-t-on son propre corps désormais figé sur lui-même, comment vit-on, quatre ans plus tard, la confrontation avec celui de sa meilleure amie, porteur de vie ?

De ce sujet dramatique, Eva Victor tire un film tout en demi-teintes, qui ne se cantonne pas au registre du drame et ne cède jamais à la facilité du pathos. Un ton fait de l’ironie et de la causticité qui étaient déjà celles l’Agnes d’avant « la chose » et qui sont maintenant la distance dont elle a besoin pour apprivoiser la douleur. Cela donne lieu à des séquences percutantes, aux dialogues affutés, dans la lignée des vidéos humoristiques par lesquelles Eva Victor s’est fait connaître sur les réseaux sociaux. Il est dommage cependant que la veine comique ne s’en tienne pas à ces subtils effets de décalage : les moments qui mettent en scène de façon caricaturale Natasha, la rivale d’Agnes, détonnent dans ce bel ensemble qui repose presque entièrement sur les épaules d’Eva Victor. Son physique singulier attire d’emblée le regard : une jeune femme à la beauté naturelle et un peu gauche, dont le corps et le délicat visage disent tout de la fragilité et de la difficulté d’être au monde. Le film porte un regard singulier sur la façon dont elle tente, hors des sentiers battus, de composer avec les fantômes du passé, choisissant, une fois devenue professeur, de rester dans la maison qu’étudiante elle occupait avec Lydie, faisant face sans rien laisser paraître à la situation étrange qui est la sienne, maintenant qu’elle a repris le poste et le bureau de son agresseur à l’Université.

Mais, en dépit de la violence qui l’imprègne à partir de son épisode central, Sorry, baby est un film empreint d’une extrême douceur. Celle qu’Agnes trouve auprès de Gavin, son voisin aussi gentil que bizarre, d’un marchand de sandwiches rencontré en pleine crise d’angoisse ou d’un petit chat, immédiatement adopté. Et s’il nous montre plusieurs manières d’être femme, il est aussi une ode à l’amitié féminine qui fait fi des différences. La complicité qui unissait Agnes et Lydie pendant leurs études ne s’est pas démentie quatre années plus tard, lorsque Lydie, qui vit désormais à New York avec sa femme, vient la rejoindre pour le week-end dans ce qui fut leur maison commune. Et si les ombres d’un passé douloureux sont toujours là, les confidences, les souvenirs heureux, les fous rires le sont aussi… Des émotions plus complexes aussi : c’est avec délicatesse qu’Eva Victor suggère les sentiments qui étreignent Agnes confrontée à la nouvelle de la grossesse de Lydie – « Ton corps est un miracle » – puis rencontrant un an plus tard sa compagne et leur bébé. Derrière les habituelles boutades et la tendresse chaleureuse, se devine le malaise qui envahit Agnes : ce couple, cet enfant font naître en elle, dont la vie stagne, une forme d’amertume et de jalousie, et surgir ses propres interrogations sur la maternité.

Une belle surprise que ce Sorry, baby qui, loin des clichés que l’on pouvait redouter sur des sujets tels que le traumatisme, la résilience, la sonorité, se veut avant tout l’histoire d’une reconstruction par l’amitié et la littérature – Virginia Woolf occupe une place centrale dans la vie d’Agnes. C’est un film profondément original qui suscite d’autant plus la réflexion et l’émotion qu’il est marqué par le refus du spectaculaire et du prêt-à-penser, se concentrant avec acuité mais non sans une certaine cocasserie sur les infinies nuances des sentiments qui traversent son héroïne.

Anne Randon

Sorry, baby
Film américaine d’Eva Victor
Genre : Comédie dramatique
Avec Eva Victor, Naomi Ackie, Lucas Hedges, Louis Cancelmi…
Durée : 1h44
Sortie en salles : 23 juillet 2025

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