Film hybride entre thriller languide et chronique sociale cafardeuse, Gangs of Taiwan ne convainc pas totalement, peut ennuyer un peu, mais révèle un jeune réalisateur à suivre.

Pour les cinéphiles qui ont un peu de « bouteille », le cinéma taiwanais – peu vu sur nos écrans, et peut-être pas vraiment prolixe – évoque des souvenirs importants et des émotions particulières : entre Edward Yang (au moins deux chefs d’œuvre : A Brighter Summer Day et Yi Yi) et Hou Hsiao Hsien (trop de films inouïs pour en choisir un ou deux seulement !), ce cinéma « rare » d’un « petit pays » a illuminé plusieurs décennies. Impossible donc de contenir notre excitation devant la sortie de Gangs of Taiwan, le second film d’un jeune auteur – c’est-à-dire à la fois scénariste et réalisateur – Keff, qui vient nous parler du mal être taiwanais, et de sa jeunesse en particulier, actuel.
Evacuons tout de suite le malentendu volontairement créé par le titre « français » de Gangs of Taiwan, renforcé par une affiche codifiée, destiné à tromper le public et attirer dans la salle les amateurs de polars asiatiques musclés et ultra-violents : le véritable titre international est Locust (soit « criquet »), et le film, d’une lenteur et d’une esthétique raffinée qui ramène au style d’un Hou Hsiao Hsien, justement, ennuiera et désespérera tous ceux qui ont été séduits par une promesse marketing malhonnête.
Car Locust parle de la situation de l’île, telle qu’elle était en 2019, au moment où Hong Kong subissait une répression violente de la part de la Chine, ce qui accentuait évidemment l’angoisse des Taiwanais face aux appétits non dissimulés du « continent ». Il parle surtout de sa jeunesse, encore bien plus perdue que celle filmée par Yang et Hou Hsiao Hsien au cours des décennies précédentes, face à la fragilisation de l’économie et au délitement de la société du fait de la corruption endémique et de la lâcheté des politiciens. Zhong-han est un jeune homme muet travaillant dans le restaurant de nouilles traditionnelles de sa famille adoptive, tenté occasionnellement de joindre un « gang » de jeunes voyous, peut-être pour arrondir ses fins de mois, ou plus certainement pour se donner le sentiment de « faire quelque chose ». Alors qu’il débute une relation romantique avec une employée de la supérette du coin, l’avenir du restaurant familial est compromis par l’arrivée d’un nouveau propriétaire, bien décidé à faire fructifier son investissement…
Ce qui est intéressant avant tout dans Locust, c’est le choix de la « torpeur » – un choix pas forcément séduisant pour le spectateur actuel – afin de rendre physiquement tangible – et parfois difficilement supportable – le désespoir morne, et pourtant profond, de l’existence de Zhong-han. Ce qui l’est moins, c’est le choix fait par le réalisateur d’un esthétisme raffiné qui ne fonctionne qu’occasionnellement – dans les belles scènes de danse dans la boîte de nuit par exemple – et peut ressembler finalement à un dérivatif par rapport au nihilisme radical de l’histoire qui nous est racontée. On peut aussi tiquer sur le principe du mutisme (l’invalidité du héros) qui semble surtout relever du symbolisme, en figurant le fait que la jeunesse n’a pas la parole dans une telle société – terrorisée par l’avenir et pourrie à l’extrême par l’arrivisme et l’égoïsme généralisés : c’est efficace et c’est clair, mais cela enlève également de « la chair » à des scènes qui auraient été peut-être meilleures avec un minimum d’échanges verbaux (on pense à cette scène qui aurait dû être totalement pivotale dans le salon de thé raffiné et hors de prix où se retrouvent Zhong-han et son amoureuse…).
Bien entendu, car on n’est pas aux USA, cette histoire très noire se finira affreusement mal, et nous sortirons de la salle accablés après deux heures quinze minutes d’un film sans concession : oscillant entre beaucoup d’admiration et un peu d’ennui quand même… Mais persuadés qu’avec Keff, on tient l’avenir du cinéma d’un pays qui ne croit plus à son avenir.
Eric Debarnot