Etonnant, déroutant, frustrant, passionnant, le livre de Marie-Célie Guillaume, la Cathédrale des ombres est tout cela à la fois. En dépit de maladresses, il s’avère une lecture indispensable pour tous ceux que les liens entre urbanisme et politique intriguent… Et que monde actuel inquiète.

Alors que je n’ai guère passé plus de la moitié de mon existence en Région Parisienne, il se trouve que depuis les années 80, quelque chose m’a toujours ramené, à chaque retour dans la « capitale », à la Défense : j’y travaillé, j’y ai habité, j’y ai élevé plusieurs de mes enfants, et j’y vais toujours, au mois une fois par semaine, au cinéma. J’ai vu le premier quartier d’affaires européen naître, croître, se transformer, en une perpétuelle mutation monstrueuse, illogique, absurde même. Je m’y sens bien, en dépit de ses évidents défauts, et je souris toujours avec bienveillance quand je lis des propos outranciers anti-La Défense de « campagnards » déplorant son inhumanité… alors qu’il s’agit au contraire d’un lieu quasiment magique, qui regroupe, synthétise, sublime même parfois tous les aspects possibles de la vie humaine (… et d’où la Nature est en effet exclue, c’est vrai). Pour quelqu’un comme moi, la lecture de La cathédrale des ombres, le livre de Marie-Célie Guillaume, était une évidence, et j’y ai retrouvé tout ce que je pense de La Défense, tout en apprenant des dizaines de choses – pour la plupart vérifiables, confirmées par de rapides recherches sur Wikipédia ou sur le web en général.
Ma chronique du livre pourrait s’arrêter là, l’essentiel est dit, mais le lecteur va vouloir des explications, des détails, des preuves… Alors, allons y !
Le point de départ est classique, et se déguise – assez inutilement, en fait – en polar : la commissaire Salomé Murat, ex-journaliste prestigieuse, s’est reconvertie dans la police et se voit confier le commissariat de la Défense. Dès qu’elle arrive, elle se trouve au cœur de l’action (politique…) et sous tous les regards, entre une affaire de poupées pour pédophiles bradées dans une grande surface, une rumeur insistante de réapparition d’un homme politique censé être mort emporté par le Covid, et la découverte d’un pendu s’avérant être un homme d’affaires russe promoteur d’un projet cyclopéen de deux nouvelles tours qui n’arrive pas à voir le jour. Femme pugnace mais isolée, elle va entamer une enquête personnelle qui va la plonger, sous la dalle, dans les tréfonds d’un monde où elle va croiser des personnages aussi incongrus que des ex-dirigeants d’entreprise, des clochards poètes, des politiciens aux stratégies cyniques et des fonctionnaires à la dérive. Et au fil de ces rencontres, elle va découvrir, et nous avec, l’histoire – aussi bien officielle que « secrète » – du quartier… Ce qui inclut d’ailleurs une bonne dose de révélations absolument fascinantes, comme l’existence dans un lieu secret sous le sol d’une œuvre d’art colossale, « le monstre », à l’accès difficile, qu’il n’est possible de visiter que très rarement, au sein de groupes de personnes sélectionnées !
Il faut dire que Marie‑Célie Guillaume sait de quoi elle parle : proche de Patrick Devedjian (qu’elle semble admirer et chérir particulièrement, comme on le découvre dans le livre), elle a été exercé les postes de directrice générale de DeFacto, puis de Paris La Défense (PLD), deux organismes successifs responsables de l’aménagement et la gestion du quartier. Femme politique non-conventionnelle, rebelle même, elle affirme avoir basé son livre sur sa propre expérience : attentive au monde « du dessous », elle aurait arpenté les galeries et les tunnels sous la dalle, de nuit en compagnie des équipes de sécurité, et retranscrirait ici ses découvertes et ses sensations… Ce qui constitue la part la plus étonnante du livre, à condition – et c’est sans doute la limite de l’exercice – d’admettre que l’on est bien en peine de démêler le vrai (d’après elle, la vaste majorité de ce qu’elle raconte) du faux. Car l’enquête policière n’est qu’un prétexte, vite balayé sous le tapis, l’autrice étant clairement réticente à sacrifier ses VRAIS sujets, les rapports entre politique et urbanisme, et l’éloignement dramatiquement croissant entre les préoccupations des politiques et les défis sociétaux, sociaux et écologiques qu’il conviendrait de relever.
Marie-Célie Guillaume, déjà responsable il y a plus de dix ans d’un portrait à peine déguisé du petit théâtre sarkozyste (Le monarque), conclut son livre par une plongée en pleine politique-fiction, qui ne ménage pas un Macron facilement reconnaissable derrière le terme « le Président », et qui constitue une belle conclusion, réaliste mais ouverte, à toute cette histoire. Entre temps, l’autrice nous a gratifiés d’une petite plongée dans un univers institutionnel en perdition, un monde à bout de souffle, où les procédures, les cabinets de conseil, les effets d’annonce, mais surtout les ambitions personnelles et les gesticulations politiques tiennent lieu de gouvernail : Guillaume parle d’un monde qu’elle connaît, et cela se sent à chaque page.
Mais l’un des plaisirs « littéraires » de La cathédrale des ombres tient dans ses personnages, joliment croqués : il y a Picasso, le clochard lettré et fantasque, dont on découvrira le sombre secret ; ou encore Pipoderov, pastiche flamboyant d’un promoteur mégalomane réel, proche de Poutine comme du gouvernement français ; et puis il y a surtout Salomé Murat, alter ego de l’autrice, belle figure féminine forte mais pas idéalisée, se débattant dans un monde hostile et glaçant.
Alors oui, La Cathédrale des ombres souffre d’avoir voulu injecter – à contre cœur – trop de fiction, et aurait gagné à assumer pleinement sa veine documentaire, politique et sociale, sans s’encombrer d’une intrigue policière. Mais dans le fond, peu importe : voici un livre à la fois personnel, documenté et « érudit », qui en dit beaucoup, et plutôt bien, de notre époque. Que l’on aime La Défense ou qu’on la déteste.
Eric Debarnot