Parmi le lot d’excellentes découvertes faites à Binic, au sein de la très active scène Rock australienne, il y a eu cet intriguant et séduisant personnage qu’est Guy Blackman. De quoi nous donner envie d’écouter son album Out Of Sight à côté duquel nous étions passé en juin dernier.

Revenons un instant sur le dernier festival de Binic, qui a apporté son lot de révélations, souvent tonitruantes, témoignant de la vitalité de la scène Rock australienne : on a pu avoir la confirmation du talent de gens comme CIVIC, et découvrir des Public House, Zombeaches ou Dr Sure’s Unusual Practice. Et au milieu de tout ça, un artiste intriguant, différent, Guy Blackman, qui nous à la fois séduit avec ses chansons – peut-être les plus belles entendues sur ces trois jours de festival – et irrité par son manque de maîtrise de la technique du chant. Soit un cocktail doux amer qui nous a évidemment donné envire de mieux connaître le personnage, et d’écouter son dernier album, Out Of Sight, sorti en juin dans l’indifférence quasi générale (sauf chez Rock & Folk, il faut le souligner, parce que c’est relativement surprenant de la part d’un magazine qui ne fait pas souvent dans le défrichage de nouveaux territoires…).
Mais qui est Guy Blackman ? L’homme ne bénéficiant pas encore d’une fiche Wikipédia à son nom, il n’est pas inutile de le présenter ici de manière la plus objective possible : il est d’origine néo-zélandaise, mais installé en Australie depuis sa plus jeune enfance ; il est surtout connu comme fondateur du label indépendant Chapter Music, lancé en 1992 alors qu’il n’avait que 17 ans. Ce label est devenu l’un des plus célèbres et respectés de la musique indépendante en Australie, et a droit, lui, à sa page Wikipédia. Mais Blackman est aussi un musicien, un auteur compositeur basé à Melbourne. Longtemps connu seulement pour un unique album, Adult Baby (2008, réédité en 2024), il a attendu presque deux décennies avant de nous offrir cet Out Of Sight, plutôt bien reçu par ceux qui ont eu la curiosité de l’écouter (… comme Rock & Folk en France, donc…). La description que l’on trouve en cherchant un peu sur le Net est celle d’un « disque d’indie-pop sincère, introspective mais directe, délicate et pleine d’émotion et de tendresse ». Bref, le genre de musique destinée aux amateurs de chansons sensibles, aux gens qui considèrent la musique comme la bande sonore de leur vie passée à écumer les expositions d’art contemporain et à aller voir des films d’auteurs ouzbeks dans l’une des rares salles « Art et Essai » restant dans le Quartier Latin… Bon, on rigole, et on sait que ce genre de choses ne vous fera pas forcément très envie. Sauf que, comme pressenti quand on a vu Blackman sur scène, avec sa voix évoquant un John Cale qui n’aurait jamais réussi à chanter juste, ses textes simples et efficaces, ses mélodies pas loin d’être magiques, c’est plus compliqué et aussi intéressant que ça.
L’ouverture du disque avec I Love Myself For You est une pure merveille, avec ce tempo lent et profondément « romantique », ces cordes bien placées et cette première phrase qui définit parfaitement le sujet : « I know that I’m a fool / Immature and sometimes cruel » (Je sais que je suis un imbécile / immature et parfois cruel). Du côté du journal intime, avec un mélange désarmant de candeur et de lucidité, un programme immédiatement compréhensible, et touchant. Et la voix ? Eh bien, évidemment, si le chant est très incertain, le confort du studio gomme une bonne partie des défauts constatés sur scène. La similitude avec le travail de John Cale, surtout sur l’album Paris 1919, est évidente – voir le crescendo des cordes à la fin du morceau -, mais, plus humblement que le Gallois à l’époque, le Néo-Zélandais / Australien ne traite pas d’Histoire ni de Géopolitique : il se contente de partager avec nous sa propre expérience, plus ordinaire, des relations amoureuses, et de « la vie en général ».
L’album est constitué de 14 chansons relativement courtes (il y a 41 minutes de musique en tout), tournant toutes autour de sujets personnels, et en particulier d’une vie amoureuse pas toujours simple : Don’t Ask Don’t Tell admet par exemple l’usage du mensonge (par omission) et de la tolérance mutuelle pour la préservation du couple (« Don’t ask, don’t tell / It’s how we get along so well » – Ne pas poser de questions, ne rien raconter / C’est comme ça qu’on s’entend si bien). Notre Julien Gasc national vient donner un coup de main (de voix, en fait) sur Let Me Let You Let Me Down, comme il assistait Blackman sur scène à Binic. Being Missed désamorce le sentiment de maturité presque sereine créé par les premiers titres, et voit Blackman avouer son manque d’assurance amoureuse, voire émotionnelle : la confession devient plus douloureuse, amplifiée par une orchestration quasi symphonique.
The Backyard est une chanson plus longue (presque quatre minutes), plutôt swing, avec quelques petites notes électroniques, qui traite de l’importance de tenir ses promesses de réaliser des tâches ménagères anodines mais essentielles à l’équilibre conjugal ou familial (« I know the drain is overflowing / But I do nothing to stem the flood » – Je sais que le drainage déborde / Mais je ne fais rien pour endiguer le flot) : la trivialité du texte est presque déroutante, mais après tout, n’est-ce pas là un propos plus original et… « pertinent » pour une large partie de l’humanité ? Jusqu’au twist final, qui nous prend évidemment par surprise. Fin de l’histoire ? Humour noir ?
You’re More Than Welcome est une superbe chanson pop « classique », sur un rythme enlevé qui nous ravit instantanément : le genre de morceaux parfaitement anodins mais impeccables, irrésistibles qui élèvent Guy Blackman au dessus de bien des songwriters contemporains plus « ambitieux ».
Bramley River Road est, derrière la continuité du style musical léger par rapport aux titres précédents, une chanson forte, traitant de la décision d’un malade d’arrêter de lutter contre le cancer, et de l’impact sur ceux qui l’aiment : « Cause if there’s no more radiation / No more operations / And no chemotherapy / Where does that leave you and me? » (Parce que s’il n’y a plus de radiations / Plus d’opérations / Et plus de chimiothérapie / Où cela nous mène-t-il, toi et moi ?). Poignant, mine de rien…
La seconde face débute par une chanson plus… euh…. commerciale, Touch and Go, bénéficiant d’un beau refrain, facile à chanter, et de l’ajout d’une vois féminine. Dollar Bills, derrière la suavité des notes de clavecin et du halo électronique, est une petite vignette beaucoup plus malaisante qu’elle ne le paraît : une infidélité homosexuelle d’un homme « straight » ? Des massages tarifés ? Le doute plane, et c’est absolument parfait.
It Hurts Me To Sing est LA chanson que j’attendais dans l’album, sans le savoir : Blackman y révèle sa difficulté à chanter, en dépit de tous ses efforts : « Three years of lessons / All to unlock my throat / No matter what I did / The key wouldn’t turn in the lock » (Trois ans de leçons / Tout pour me débloquer la gorge / Peu importe ce que je faisais / La clé ne tournait pas dans la serrure). De quoi se sentir mal de lui avoir reproché ses déficiences vocales ! Et les aveux douloureux continuent avec Men’s Hair, constatation tragiquement dérisoire du désastre que sont les cheveux qui grisonnent, de la chevelure qui s’éclaircit : avec une conclusion bruitiste parfaite, un très grand titre !
Always Gonna Love You More revient sur le terrain « sentimental » et musicalement léger de la première face… même si la promesse emblématique (« aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain ») ne sonne pas niaise ici, mais presque tragique. Et Grinding My Teeth, majestueux et ample hymne à des retrouvailles avec un amour perdu, et au… « stress » qui les accompagne, est superbe : une chanson qui vous prend littéralement à la gorge.
La conclusion de Really I’m Fine, avec ses cordes classiques, sent à plein nez le mensonge débité par pure politesse : « I hit a bump, got thrown off course / But I’m already on the mend / Soon I’m gonna jump right back on the horse / And be just like my old self again » (J’ai heurté un obstacle, j’ai été dévié de ma trajectoire / Mais je suis déjà sur la voie de la guérison / Bientôt, je vais remonter à cheval / Et redevenir comme avant). On n’y croit pas une seconde, et c’est bien ça qui est… beau. Et bouleversant, à nouveau.
Stylistiquement, on est bien dans une indie pop douce et mélancolique (pensez Belle and Sebastian en plus dépouillé et « plus mûr », ou même Jens Lekman). Mais il y a chez Guy Blackman une singularité, une honnêteté émotionnelle complètement inattendue, qui lui permet de transcender la forme assez plaisante de sa musique, pour aller nous toucher en plein cœur.
Eric Debarnot