Le complot contre l’Amérique, écrit en 2004, présente une troublante analogie avec la situation actuelle aux Etats-Unis. Dans cette uchronie Philip Roth imagine que l’aviateur Lindbergh (antisémite notoire) a gagné les élections en 1940 contre Roosevelt. Toute ressemblance avec des personnages existants…

A quoi reconnaît-on un grand livre voire un classique ? Au-delà des critères littéraires intrinsèques : qualité du style, singularité, épaisseur des protagonistes, du narrateur, intérêt du sujet et d’autres facteurs encore, une œuvre majeure se distingue par sa capacité à résister aux outrages du temps et par l’amplitude de son écho dans la temporalité du lecteur.
Le complot contre l’Amérique de Philip Roth (1933-2008) coche aujourd’hui toutes ces cases. Paru en 2006 en France, le livre n’avait pas rencontré un grand succès critique, certains reprochaient à Roth de faire une « fixette » paranoïaque par rapport à l’antisémitisme rampant aux États-Unis, le livre eut plus de succès dans son pays d’origine…
Vingt ans après sa première parution, certains lecteurs français redécouvrent ce livre notamment à cause de la situation aux États-Unis et des divagations de son président.
Le complot contre l’Amérique est une uchronie où Roth imagine qu’en 1940 Charles Lindbergh gagne les élections présidentielles face à Franklin Delano Roosevelt. Nous sommes alors aux prémices de la 2ème guerre mondiale, les États-Unis ne s’y sont pas encore engagés et la position du célèbre aviateur est loin d’être celle de Roosevelt. Le talent de l’écrivain est de tordre légèrement la réalité pour établir une nouvelle Histoire (avec un grand H) encore plus sombre et cataclysmique.
Très judicieusement, l’auteur a ajouté à la fin de l’ouvrage un post-scriptum où il cite ses sources mais où on trouve aussi la biographie non romancée de tous les protagonistes du livre, on constate ainsi que la fiction rejoint très souvent la réalité…
Il est très intéressant de découvrir qui était La Guardia pas encore un aéroport mais le maire de NYC mais aussi Walter Winchell un journaliste de l’époque qui a un rôle important dans le roman. Je passe sur d’autres figures mafieuses de l’époque qui pendant les temps troublés – et comme par hasard – tirent leur épingle du jeu. Dans cette annexe, on lit aussi les extraits du journal de Lindbergh qui sont assez édifiants. Ce dernier était à l’époque isolationniste et ne voulait surtout pas que les Etats-Unis s’engagent dans un conflit armé en Europe malgré le caractère belliqueux de l’axe Allemagne – Japon – Italie. Pour lui tout cela avait la même cause : « Nous nous inquiétons de l’influence juive dans notre presse, notre radio et notre cinéma. C’est bien dommage, parce que quelques juifs intéressants sont, selon moi, un atout pour n’importe quel pays. » pour ajouter en 1940 sur CBS : « Le seul facteur qui nous pousse à entrer dans le conflit c’est que les éléments puissants en Amérique souhaitent que nous y entrions. ». Inutile d’aller plus avant dans la description de ce funeste personnage qui a bien existé.
Pourquoi donc ce livre fait-il outrageusement écho à notre réalité historique actuel ? Charles Lindbergh fut un fervent défenseur de l’organisation America first crée en 1940 (cela ne vous rappelle rien ?), rassemblement qui promouvait l’isolationnisme (une autre sorte de protectionnisme), l’analogie avec Donald Trump tombe sous le sens et nous ne manquerons pas d’ajouter que la clémence trumpienne vis-à-vis de Poutine n’est pas sans rappeler celle de l’aviateur vis-à-vis d’Hitler, il fut décoré par les autorités nazis en 1939.
Nous rappellerons que Le complot contre l’Amérique fut écrit en 2004 et que le président de l’époque était Georges W.Bush. Plus troublant, c’est comment Roth anticipe notre situation géopolitique actuelle en mettant notamment en exergue le fait que l’Histoire peut parfois prendre un virage absurde et brutal avec des conséquences inimaginables.
Revenons à la structure romanesque de Le complot contre l’Amérique, nous sommes dans la peau du narrateur de neuf ans, un certain Philip Roth (la marque de fabrique de l’écrivain dont le double pouvait être aussi Nathan Zuckerman dans ses autres romans). Le petit Philip vit avec sa famille dans une enclave juive de Newark avec son père agent d’assurance, sa mère vendeuse, son frère Sandy plus âgé de quatre ans et un cousin orphelin, Alvin, d’une vingtaine d’années. Via le prisme de cet enfant nous voyons l’Histoire prendre un autre cours, l’antisémitisme rampant, ses effets collatéraux, les compromissions de certains membres de la communauté face aux nouvelles autorités et les dégâts que créent cette nouvelle réalité dans les familles. Là encore Le complot contre l’Amérique rappelle une autre Histoire, celle que les français ont pu vivre pendant la période d’occupation allemande et les situations familiales conflictuelles entre collabos, résistants et les autres…C’est d’une grande justesse mais comme toute vérité assez cruelle.
Philip Roth est un immense écrivain et malgré la dureté de l’intrique, il nous entraine dans le merveilleux de son petit héros à l’imagination débordante. C’est un roman sur l’enfance, comment le gamin cohabite avec son voisinage, l’école, ses copains, sa passion philatéliste, son admiration déçue pour Lindbergh qui reste pour lui celui qui a traversé l’Amérique, sa fascination pour son cousin Alvin et ses choix de vie hasardeux. Le lecteur se régalera de même de la galerie de portraits de cette société.
Par ses yeux enfantins on aperçoit la dure réalité à laquelle font face ses parents et cet antisémitisme qui ne dit pas son nom. Il est très aisé de faire un parallèle entre le roman où les autorités chassent les juifs et le contexte actuel où Trump boute les Mexicains sans papier hors des États-Unis. Comme 1984 d’Orwell, Le complot contre l’Amérique nous offre un miroir des dérives mondiales actuelles, c’est ainsi qu’on peut dire que ce livre fait date.
Le complot contre l’Amérique est plus qu’un roman politique, plus qu’une dénonciation de l’antisémitisme (et plus largement du racisme qui vise certaines communautés), c’est avant tout un grand roman où l’humour de Philip Roth fait rage, où sa virtuosité stylistique et la précision du lexique (merci à la traductrice) réjouissent le lecteur, ce dernier n’ayant qu’une hâte, connaitre la destinée de cette famille à laquelle il s’est tant attaché.
Éric ATTIC