En 2022, François-Henri Désérable part pour l’Amérique du Sud pour refaire le voyage en motocyclette d’Ernesto Guevara et Alberto Granado. Il découvrira, au prix de bien des mésaventures, des paysages fabuleux et fera des rencontres extraordinaires.

Je dois l’avouer : si j’ai tardé à lire le dernier roman de François-Henri Désérable, c’est à cause de son titre. Ce titre est emprunté à un poème de Nâzım Hikmet, ami de Pablo Neruda, que Guevara cite dans une lettre à ses parents, et que Désérable a traduit en français – « Et je n’emporterai dans ma tombe/ Que le chagrin d’un chant inachevé ». Évidemment, on n’en sait rien avant d’avoir lu le livre. Et si certains sont sensibles au mystère que recèle ce vers et à ses sonorités, en ce qui me concerne, je le trouve inutilement abscons, et les entêtantes allitérations des chuintantes n’ont rien pour me séduire. Heureusement que le sous-titre, « Sur la route de Che Guevara », lui, joue à fond la carte de la clarté. En route donc avec l’auteur – dont j’avais adoré Mon maître et mon vainqueur – qu’accompagne, un temps, son ami Quentin, et direction l’Amérique du Sud, de Córdoba à Caracas, en passant par le Machu Picchu, sur les traces d’Ernesto Guevara et Alberto Granado. Cinq mois en moto, en auto, en bateau (vive les rimes !) à emprunter l’itinéraire du fameux voyage à motocyclette de 1951-52 où, chevauchant « La Poderosa », les 2G parcoururent plus de 8000 kilomètres..
L’objectif premier de Guevara et Granado ? Voir du pays. Ernesto n’est pas encore devenu le Che : aucune motivation politique à ce road-trip, simple voyage initiatique pour celui qui est un étudiant en médecine de 23 ans, grand amateur de filles, d’alcool et de rugby. Pourtant, il le dira lui-même, « cette errance sans but m’a changé davantage que je ne le croyais ». C’est ce changement que l’on va, de même, guetter chez le narrateur, même s’il voyage dans des conditions totalement différentes. Loin de l’errance du Che, il s’est fixé une contrainte, celle d’un itinéraire déjà tracé, et pour cause. Il ne parle pas un mot d’espagnol – sinon « No hablo español » – et son pote Quentin, réquisitionné par les oraux d’un concours d’entrée au Quai d’Orsay, ne va pas tarder à le laisser seul face à l’immensité latino-américaine… La figure du Che accompagnera Désérable tout au long de ce voyage chaotique, tandis qu’il découvrira de fabuleux paysages et fera des rencontres inoubliables. C’est tout son talent de conteur que met Désérable au service de ses éblouissements et mésaventures. Et si le voyage sera riche en désagréments de tous ordres – « déplaisants au voyageur, mais profitables à l’écrivain » – il sera, bien sûr, encore plus riche en enseignements.
Désérable, qui dit vouloir « passer la moitié de ses jours dans ce monde à le voir, et l’autre à l’écrire », se situe dans la lignée des grands écrivains-voyageurs comme Sylvain Tesson ou Nicolas Vanier mais aussi de ces aventuriers-vagabonds pleins de fantaisie que sont Philibert Humm et Pierre Adrian. Certes, « tout raconter est impossible » : de son livre, il fait surtout une incitation au départ à l’instar de Jack London – « Pourquoi ne pas partir tout de suite ? » – mais aussi l’affirmation de sa liberté. Oeuvre d’un écrivain-lecteur, « Chagrin d’un chant inachevé » multiplie les références littéraires et témoigne d’une évidente fascination pour ce que Proust appelait « les noms de pays ». Bref, arrivée au terme de ma lecture, j’ai presque pardonné à Désérable son titre qui, par la voix de Nâzım Hikmet, met en évidence le paradoxe du voyage : plaisir de découvrir, chagrin de devoir partir…mais vers d’autres découvertes. Et celui de l’écrivain-voyageur, pour qui rien n’est plus précieux que son passeport : « Si je ne devais plus écrire qu’un seul livre, que ce soit celui-ci : un passeport. Jusqu’au dernier jour, en noircir les pages à coups de tampons ».
Anne Randon