Après l’immense succès de La Cuisinière des Kennedy, Valérie Paturaud nous offre une histoire d’amitié bouleversante au cœur de la Première Guerre mondiale, entre deux hommes qui ne se seraient jamais rencontrés hors des tranchées.

Grièvement blessé aux jambes, le soldat Abel se retrouve hospitalisé à l’arrière. Dans le lit voisin, une gueule cassée. A sa chevalière, il reconnaît le soldat qu’il a sauvé quelques jours auparavant : Adrien était à moitié enterré dans un cratère d’obus, promis à une mort certaine sans l’acte héroïque d’Abel. Adrien ne peut plus parler mais « Il a tendu son ardoise, dont les lettres, elles aussi, crevaient l’obscurité : PARLEZ-MOI DE VOUS. Ce n’était plus un ordre mais une prière. » Adrien est médecin, Abel est ouvrier, ils vont devenir amis.
Le traumatisme de l’enfer des tranchées qui transforme à vie les soldats rescapés, la tragédie des gueules cassées, l’amitié virile entre deux individus qui transcende le gouffre social qui les oppose et l’aurait rendu impossible dans la vie civile … les thématiques ne sont pas neuves. C’est du déjà-lu et vu, et de fait Valérie Paturaud ne surprend pas avec une intrigue somme toute plutôt convenue.
Mais son roman a d’autres qualités comme celle de transmettre avec une grand justesse et une humanité palpable le vécu émotionnel de ses personnages masculins dont elle dévoile subtilement le passé et la psyché par des analepses bien choisies : Abel, né de paysans pauvres qui l’ont élevé dans la crainte de ce qui ne se fait pas et de ce que l’on ne peut dire, refuse cette soumission résignée, empli d’une colère sourde qu’il essaie de purger dans le militantisme syndical ; il n’ose pas dire à Adrien que c’est lui qui l’a sorti du trou, hanté par la peur qu’il lui en veuille. Adrien, lui, a l’assurance que lui donne son statut social et professionnel, mais il doit apprendre à vivre avec sa nouvelle apparence et sa crainte d’effrayer ses proches avec son œil de cyclope et ses linges mêlés de bave et sang qui gouttent en permanence de son menton.
« Mon visage, où est-il mon visage ? Mes proches disaient qu’on y retrouvait les traits de ma mère, la lumière noire de ses yeux, les lèvres fines et le sourire de mon père. Il était le lien qui me rattachait aux origines. Ainsi, je tenais paraît-il mes pommettes hautes d’une arrière-grand-mère que je n’avais pas connue. Il devait être aussi une trace que je laisserais après moi. Il se dessinait doucement sur la frimousse de ma fille, au détour de la courbe d’un nez ou de la forme du menton … Ce visage, il était caressé par Mathilde … mes lèvres, celles qu’elle aimait embrasser ! Alors maintenant, que vais-je faire de ce visage inconnu, effrayant, de cette gueule rapiécée, rafistolée, cassée à jamais ? A quoi, à qui vais-je ressembler ? Pourrai-je encore me regarder, me reconnaître, me supporter? Et celles et ceux qui m’aiment et que j’aime, le pourront-ils ? Ici parmi vous, je me sens à l’abri des jugements. J’ai peur, Abel, terriblement peur. » écrit Adrien sur ses carnets.
Si on est aussi touché par la naissance de cette amitié, c’est parce que Valérie Paturaud a construit très intelligemment son roman. Elle pose sa caméra de mots d’abord sur Abel puis sur Adrien avant de passer le relais à d’autres personnages qui semblaient secondaires et prennent ainsi toute la lumière, chacun animé de voix différentes. C’est ainsi qu’apparaissent de très beaux personnages féminins qui enrichissent le récit et complètent la vision qu’on avait d’Abel et Adrien : Mathilde l’épouse d’Adrien, sa mère, ou encore une infirmière proche d’Abel. Il y même un habile suspense pour découvrir comment Abel et Adrien se connaissaient dans leur vie d’avant, révélation qui va forcément infléchir le cours de leur amitié.
A mesure que le récit avance, il gagne en intensité émotionnelle en suivant l’évolution de cette amitié après la guerre, thème cette fois peu exploré : que deviennent ces amitiés nées dans la souffrance des tranchées, lorsque les chemins se séparent, que chacun retrouve son appartenance sociale et qu’il faut se reconstruire en tentant de surmonter le traumatisme, soit en essayant de l’enfouir, soit en honorant sa mémoire ? Les dernières pages sont bouleversantes dans ce qu’elles disent de cette fraternité des tranchées à hauteur d’hommes.
Marie-Laure Kirzy