« Chronique des années de braise » de Mohammed Lakhdar-Hamina : et le vent se leva….

L’été 2025 est l’occasion d’une deuxième reprise incontournable avec le Yi Yi d’Edward Yang : Chronique des années de braise, Palme d’or 1975, ressort enfin. Une épopée lyrique sur la prise de conscience par la population algérienne de la nécessité de la lutte armée contre l’occupant français.

Chronique des annees de braise
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Plus que jamais, l’Algérie est dans l’actualité. Politique bien sûr, d’aucuns se disputant à qui mieux-mieux une « ligne dure » contre l’ancien pays colonisé et sa caste dirigeante, dans un « jeu » que l’on ne commentera pas ici. On y voit aussi que le refoulé algérien, même dans son refus apparent par les ténors politiques hexagonaux, reste bien vivace. Il l’est aussi dans les salles avec la ressortie tardive de Chronique des années de braise, le film de Mohammed Lakhdar-Hamina qui reçut Palme d’or a Cannes en 1975. La ressortie de ce chef d’œuvre oublié s’accompagne d’une coïncidence saisissante : la version restaurée du film, sortant enfin son auteur de l’oubli dans lequel il était plongé, a été présentée lors du Festival de Cannes, le 23 mai dernier… Le même jour, Mohammed Lakhdar-Hamina, 91 ans, quittait ce monde.

Chronique des annees de braise afficheEpopée à grand spectacle, Chronique des années de braise bénéficie de grands moyens, mais aussi du début d’expérience accumulée depuis l’indépendance de l’Algérie (en 1962), à la suite de laquelle des organismes et infrastructures, indispensables au développement d’un cinéma national, ont été mis en place. La genèse de l’œuvre bénéficie aussi du professionnalisme développé durant cette première décennie de production locale de fictions, exaltant souvent le « héros national » au travers de récits guerriers, en visant une sorte de communion identitaire avec le public. On a ainsi pu parler de « cinéma moudjahid », durant les années 1965 à 1977 grosso modo, avec des récits plus ou moins mûrs. Chronique des années de braise s’inscrit dans cette tendance, et plus précisément dans sa deuxième période, au cours de laquelle une vague de jeunes réalisateurs ont voulu traiter des sujets plus complexes, plus sociaux aussi, et avec des écritures différentes. Mohammed Lakhdar-Hamina, auteur de premières œuvres remarquées, un documentaire et trois fictions, Le Vent des Aurès (1966) étant la plus connue.

Chronique des années de braise, son cinquième film, produit juste après la révolution agraire de 1972, arbore une ambition monstre : cette fresque de 3 heures découpée en 6 chapitres distincts veut embrasser deux décennies d’histoire algérienne, celles qui ont mené lentement mais sûrement à l’indépendance du pays, acquise de haute lutte, comme chacun le sait. L’histoire, co-écrite par Lakhdar-Hamina lui-même avec Rachid Boudjedra, commence vers 1940 dans les champs du sud algérien, ou ce qu’il en reste, suite à l’intense sécheresse régnant alors. Le film décrit avec une force quasi documentaire les effets de cette sécheresse, qui tue le bétail, annihile les récoltes, génère des conflits entre villages et des tensions inextricables au sein de ces communautés fragiles, et, in fine, force à l’exil le berger Ahmed (Yorgo Voyagis) et sa famille. En s’attachant au destin d’Ahmed, Lakhdar-Hamina va peindre de manière classique un tableau plus large de l’histoire et de la vie du pays et de ses habitants, qui étaient appelés alors « indigènes » par les colons et leurs relais au sein de la population. Une fois arrivé à la ville, Ahmed sera rapidement confronté à eux, aux brimades, aux châtiments, à des injustices diverses, à des exactions menées par l’occupant. Et si le film l’expose avec une pédagogie qui s’accompagne d’un certain manichéisme (aucun colon pour sauver l’autre, si l’on peut dire), on imagine sans peine que l’évocation de ces années souffre assez peu la nuance… n’en déplaise peut-être à certains.

C’est donc à l’éveil progressif d’une nécessaire conscience politique, celle d’Ahmed, que l’on assiste, au travers des « péripéties » traversées par le personnage et qui documentent l’histoire algérienne : sa famille sera décimée par une épidémie de typhus gérée par l’occupant avec un sens des priorités très clair (exfiltrer les colons, et après eux, le chaos…), le retour aux champs pour y travailler alors que les campagnes ont été vidées des hommes par l’effort de guerre mené par l’occupant en Europe, puis l’exil pour mener lui-même cette guerre qui n’est pas celle du peuple algérien, souhaitant clairement la victoire d’Hitler afin que la France soit renversée… Revenu au pays, Ahmed retrouvera bien vite les brimades de l’occupant, comme s’il ne l’avait pas aidé à mener les combats essentiels sur les fronts européens. Révoltant, et, n’en déplaise aux contempteurs du « cinéma de gauche », salutaire qu’une fiction « documente » ainsi ce qui a laissé peu de traces visuelles dans les archives…

En tout cas, si ce tableau pourrait être doloriste ou édifiant, il ne l’est pas : Lakhdar-Hamina s’applique à documenter et mettre en scène son histoire avec souffle et vista, en s’appuyant sur d’importants moyens, humains et matériels, au travers de scènes avec de très nombreux figurants, et en utilisant un langage cinématographique moderne comprenant beaucoup de travellings. Densifiant son propos, il met également en scène les contradictions ou les débats qui ont traversé le peuple algérien, en montrant ainsi les oppositions violentes entre les deux tendances de l’opposition aux colonisateurs (par les urnes et par les armes). Enfin, soulignons que le souffle de la mise en scène est appuyé par l’utilisation d’un procédé très années 70 (mais qui a bien vieilli), avec un personnage de faux fou, nommé Miloud, qui fait office de narrateur indirect, interprété par le metteur en scène lui-même dans un geste politique assumé, commentant les actions et l’histoire, et exaltant les siens à ne pas se laisser faire. On ne l’écoute jamais vraiment, tout en l’écoutant quand même un peu, et il est le fil rouge et la colonne vertébrale invisible de la structure narrative.

Si le film souffre sans doute sur la fin d’un trop plein d’informations, d’incantations et de dynamisme, l’ensemble est remarquablement construit, avec force et modernité, pour un résultât inoubliable. Il est frappant de constater que ce film quinquagénaire n’a pas pris de ride, tel d’autres grands films lyriques, signées Hou Hsiao-Hsien ou Glauber Rocha, auxquels il peut faire penser… ou, dans un autre registre, tels ceux dénonçant les exactions du colonisateur français, comme ceux de l’immortel cinéaste sénégalais Ousmane Sembene (difficile de ne pas penser au Camp de Thiaroye).

A l’époque cible de menaces de mort, Lakhdar-Hamina a ensuite réalisé principalement deux longs-métrages dans les années 1980, et un dernier en 2014 (se déroulant durant la guerre d’Algérie). Il a pourtant sombré, au moins de ce côté de la Méditerranée, dans un oubli cinéphile incompréhensible. Il a parfois été dit que le metteur en scène aurait mis trop sous le tapis les exactions et les conséquences négatives de la colonisation : rien de plus faux à la vision du film, cru, dur, et qui décrit les injustices vécues par le peuple algérien, jusque dans son éveil politique (que l’opposant a cherché à juguler et tuer dans l’œuf) puis dans la lutte armée, déséquilibrée par essence. A ce titre, la vision de la longue séquence quasi finale sur le massacre, au sabre, opéré par la cavalerie française évoquant la répression dans un bain de sang menée lors du processus électoral de 1947, peut faire penser à du Peckinpah, et éteint toute critique oiseuse à ce sujet. Et le vent se leva donc, définitivement, irrépressiblement, malgré les milliers de morts et d’espoirs déçus, suite à la « Toussaint rouge » de 1954, qui marque le début effectif de la Guerre d’Algérie selon les historiens, et que le film n’élude pas.

Il est grand temps de rendre hommage à Mohammed Lakhdar-Hamina, et au fragile cinéma algérien.

Jérôme Barbarossa

Chronique des années de braise (Waqa’i’ sinine ed-djamr)
Film algérien de Mohammed Lakhdar-Hamina (1974)
Avec : Yorgo Voyagis, Sid Ali Kouiret, Leila Shenna, Mohammed Lakhdar-Hamina
Durée : 2h57
Date de sortie originale en salles : 26 novembre 1975
Date de reprise en salles : 6 août 2025

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