[essai] « Jean-Louis Murat – Le Moujik et sa femme », de Cédric Barré

Publié avant l’été dans l’excellente collection Discogonie des Éditions Densité, le volume consacré à l’album Le Moujik et sa femme, signé par Cédric Barré, a le grand mérite de nous rappeler ce que l’on pourrait parfois avoir tendance à oublier : Jean-Louis Murat est bel et bien vivant.

Moujik livre et disque

Une fois n’est pas coutume, un conseil en retard de lecture idéalement estivale vaudra aussi comme conseil de lecture de rentrée, même si ce n’est pas pour recommander un des centaines d’ouvrages que les éditeurs ont dégueulés sur les étals des libraires, comme toutes les fins de mois d’août. Jean Louis Murat – Le Moujik et sa femme, nouveau volume de la remarquable collection Discogonie, paru en mai, deux ans après la mort du regretté chanteur auvergnat, ravira en effet ses amateurs du chanteur, et peut permettre à d’autres mélomanes, plus rétifs à son œuvre, au personnage ou au deux, de trouver des clés et des éclairages passionnants sur l’artiste comme sur l’homme.

Jean-Louis Murat Le Moujik et sa femmeRappelons tout d’abord que les volumes de la collection Discogonie, globalement bien distribués dans les librairies « de qualité », se présentent selon un chemin de fer immuable : après une introduction contextualisant et situant l’œuvre étudiée dans l’œuvre de son auteur, une première partie de chaque volume est consacré à la genèse elle-même, fourmillant d’anecdotes, et une deuxième étudiant chaque chanson, sur les plans mélodiques et des paroles, avant de se conclure par un chapitre évoquant la réception de l’œuvre. Une section de quelques pages, dont le positionnement varie, étudie le graphisme de la pochette, ses idées-forces, ses influences. Bref, chaque volume de Discogonie fait le tour d’une œuvre marquante, dans une forme courte et agréable, néanmoins dense, et qui vise à une certaine exhaustivité.

Contrat pleinement rempli tout au long de cet ouvrage passionnant, ludique, souvent amusant (malgré l’ombre portée inévitablement par le décès de l’artiste) par Cédric Barré, directeur des affaires culturelles de la ville de Laon et directeur artistique de la salle de spectacle de La Manufacture à Saint-Connu, surtout connu des mélomanes pour être une des plumes de Magic R.P.M.

Pourquoi étudier Le Moujik et sa femme ? Faisant le constat qu’il existe peu de livres consacrés à l’œuvre de Jean-Louis Murat, Cédric Barré explique avoir choisi cet album car incarnant un renouvellement dans l’œuvre de l’Auvergnat, dans ses techniques d’enregistrement et dans son équipe créatrice, un album considéré comme « matriciel » à ce titre aujourd’hui, alors qu’il avait connu un échec commercial cuisant à l’époque, y compris auprès de la fanbase… Tout ceci appelait en effet à s’intéresser à ce disque cardinal, initialement paru entre le monumental Mustango – le grand œuvre de Murat – et Lilith, double album pléthorique, resté également dans les mémoires.

Citons encore Cédric Barré dans le court communiqué de presse distribué par sa maison d’édition : « Loin de la pop synthétique sophistiquée des débuts et de son image de dandy murmurant à l’oreille des filles, [Murat] se mue à cinquante ans en guitar hero débraillé, leader d’un power trio blues-rock qui revisite les formes jubilatoires de la musique américaine, sans jamais tomber dans un mimétisme nostalgique à la française. Des textes directs et percutants, un chant libéré, onze morceaux à l’os pensés pour être joués au plus vite sur scène. Un comble pour celui qui considérait le live comme « une forme dépassée de faire de la musique ».

Tout au long de ces 160 pages qui se lisent très vite, l’auteur s’applique donc au programme « discogonesque », revenant sur les germes de l’album, qui se trouvent dans le processus long et douloureux d’accouchement du récent Dolorès (1996), enregistré juste avant Mustango (qui était lui autre chose, un trip aux origines de son amour pour la folk et la country et de musiciens aimés). Rendu à la France, Murat souhaitait s’inscrire à l’opposé de la genèse difficile de Dolorès, dans une forme plus légère, explique Barré, et ne pas reproduire les process du passé. Ce sera donc le choix du power trio, avec l’arrivée dans son premier cercle de Fred Jimenez (basse) et de Jean-Marc Butty (batterie), Denis Clavaizolle au cœur du processus créatif auparavant, ami et complice, basculant dans des tâches essentiellement de post-production.

L’évocation du processus de gestation, entre New York, où Murat habite depuis Mustango et où les textes sont écrits, et le studio du Manoir de Léon dans les Landes, où le groupe gravera à l’automne 2001 l’album au lieu de Nashville et Memphis (suite au 11/9), fourmille d’anecdotes, souvent amusantes, Murat se comportant en manager qu’on qualifierait de toxique de nos jours, donnant tous les jours les idées mélodiques à ses camarades et partant batifoler dans la piscine, en attendant que ses camarades aient fini de les broder. Toxique, mais génial. Cédric Barré, s’appuyant sur une interview avec Stéphane Prin souligne aussi sa capacité à découvrir des talents : Jimenez, ainsi que Prin, donc, promu ingénieur du son après un premier travail d’assistanat sur Madame Deshoulières, et qui a connu une très belle carrière musicale depuis (Florent Marchet, grand fan historique de JLM, Camille, Thomas Fersen…).

Mais surtout, la deuxième partie du volume, consacrée aux chansons en détail, éclaire sans doute comme jamais le lecteur sur ces textes, souvent considérés « cryptiques », « poétiques » par défaut. Murat, ici aussi, a choisi la simplicité et privilégié les premiers jets, délivrant tel le Petit Poucet des indices façon petits cailloux au gré des interviews.  Cédric Barré a pris le soin d’un travail minutieux, passant au tamis de la relecture a posteriori des interviews nombre de citations (et notamment dans la presse belge, à laquelle l’artiste a donné de nombreuses interviews), pour en conserver et mettre en valeur ce qui peut faire sens… et loin des déclarations tapageuses a posteriori, Murat disant par la suite que certains textes « avaient été torchés en cinq minutes. D’ailleurs c’est de la merde »¹.

Ce travail est d’autant plus précieux que certains sont restés des chefs d’œuvre de son corpus (cf. le trio imparable, y compris sur le plan mélodique, qui ouvre l’album : L’Amour qui passe / L’Au-delà / Foule romaine, resté sa chanson la plus écoutée sur les plateformes). On y parle bien sûr d’Auvergne, d’amour, de sexe, de mort, donc d’Eros et de Thanatos, de Rome et de Vaison-la-Romaine, de Johnny et bien sûr de Neil Young, mais aussi de Camille, qui sera choriste sur la tournée et reprendra longtemps L’Amour qui passe dans ses propres concerts, tout en prenant ses distances avec un Murat se voyant un peu trop en Pygmalion…

« Toute la vie de Murat est dans ses chansons, elles parlent pour lui et elles ne parlent que de lui », résume joliment Barré. A ce titre, l’explication du titre même de l’album, est évocatrice : qualifié de « titre un peu à la con » en interview par Murat, Le Moujik et sa femme a en réalité une raison plus profonde, fait en tout cas écho à des choses beaucoup plus personnelles et profondes dans la vie du chanteur que ce qu’il avait voulu en dire avec provocation. C’est donc de nouvelles facettes du « Brenoï » (selon son surnom officiel) que Cédric Barré nous révèle, au-delà de celles, connues, de l’artiste prolifique, pas assez reconnu, et du personnage public, toujours apte à défourailler à tout va en interview sur tout ce qui bouge, et racontant à peu près tout et son contraire sur son œuvre et sur lui-même.

A l’arrivée, Le Moujik et sa femme fut un échec, incompris par le public, tout comme la tournée et le « service après-vente » dans « la France d’en-bas », en pleine période électorale (avec le résultat que l’on sait en 2002, le Front national accédant au second tour de l’élection présidentielle pour la première fois).  Murat, gagné par l’amertume, une fois de plus, fit une forme de burn-out, honorant une dernière date à La Route du Rock, avant d’écourter sa tournée, pour mieux prendre du recul. Retour à la case départ…

S’il m’est permis de glisser une autre hypothèse que celle du contexte électoral que hasarde alors JLM comme le rappelle Barré, comme clé de l’échec du Moujik, évoquons la piste graphique. Peut-être Le Moujik, arrivé très vite après le monument Mustango, a-t-il avant tout déboussolé en raison du grand écart entre le contenu, personnel et à l’os, et l’univers convoqué et marketé. Ce dernier enfonçait la métaphore russe du titre par des choix graphiques convoquant un certain imaginaire de l’Oural, à la demande expresse du musicien, auprès du jeune graphiste Raphaël de Mercey, qui a néanmoins eu la liberté de s’inspirer des peintres expressionnistes allemands et du mouvement Die Brücke.  Cette hypothèse, ce n’est pas Cédric Barré qui la formule, mais le lecteur qui peut se la formuler, éclairé par la mémoire de cette époque… A titre personnel, cet OVNI,  graphiquement si différent, musicalement aussi (mais pas si loin de Mustango tout de même), avait pu décontenancer l’amateur récent de JLM que j’étais devenu.

On ne saura jamais vraiment ; une chose est sûre, à la lecture de passionnant opuscule, revient en force l’envie d’écouter encore et encore, l’œuvre du Bougnat génial, et ce Moujik maudit, atterri trop précipitamment au cimetière des œuvres majeures injustement mal reçues. On a définitivement envie de dire, comme Les Inrocks de Desproges en son temps, même longtemps après sa mort : Murat est vivant !

Jérôme Barbarossa

JL Murat : Le Moujik et sa femme
Essai de Cédric Barré
Editeur : Discogonie
160 pages – 12,90€
Parution : mai 2025

 

¹ Citation extraite de Jean-Louis Murat, Coups de tête, de Sébastien Bataille (Editions Carpentier, 2015), seul ouvrage de référence sur Jean-Louis Murat, comme le constate Cédric Barré avant que de se lancer dans l’exégèse du Moujik. On pourra rappeler également l’existence de la « Bible » des amateurs de JLM, à laquelle Cédric Barré dit avoir abondamment puisé, le site www.surjeanlouismurat.com, dit aussi « le blog de Pierrot », toujours alimenté par le mythique Pierrot bien connu des Muratophiles.

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