Troisième album pour la chanteuse irlandaise Ciara Mary-Alice Thompson alias CMAT, qui confirme son irrésistible ascension vers les cimes d’une pop-folk indie sucrée. Parfois too much, mais passionnément drôle et vivante.

« Now I’m ready, ready, ready, ready for anything » serine Ciara Mary-Alice Thompson alias CMAT, sur la septième piste, Ready, de son nouvel album, dans son style caractéristique : voix puissante en avant, base country-folk sur laquelle est tressée une mélodie aux contours pop, réverb approfondie, refrains simples et efficaces, avec une quantité de sucre et de chantilly qui peut varier selon les chansons. Ready est emblématique de son style, que l’on retrouve partout, sur ce troisième album en quatre ans, et qui confirme l’ascension de la chanteuse après deux premiers albums déjà réussis : If My Wife New I’d Be Dead en 2022, puis Crazymad, for Me l’année suivante, deuxième album déjà gorgé de mini-tubes taillés pour les radios, college et au-delà, et les plateformes (Stay For Something, California, Where Your Kids Tonight ? avec Johan Grant). Ce deuxième album, celui de « la confirmation » permit à l’artiste d’augmenter et solidifier sa fan-base des deux côtés de l’Atlantique, mais eut, entres autres, comme limite, de n’avoir quasiment pas d’écho en France.
Ce troisième disque a été enregistré à New York, ce qui est nouveau pour la musicienne, mais l’innovation la plus notable (artistique et/ou marketing) est que nous sommes face à une forme de concept-album, du moins celui-ci est présenté comme tel. Terme inventé par CMAT à propos de son style, hommage à son Irlande natale (premier pays à avoir adopté l’euro), EURO-COUNTRY se veut aussi une réflexion sur les ravages du capitalisme, de la part d’une artiste qui a grandi pendant ces années 90 où l’Irlande se transformait de pays pauvre en pays riche, grâce à un cadre fiscal éhontément favorable (au regard d’une certaine idée de la solidarité européenne) aux investissements directs étrangers, tout en bénéficiant des aides européennes. C’est ce qui s’appelait gagner sur tous les tableaux, les économistes libéraux applaudissaient des deux mains le « miracle irlandais », surtout, il ne fallait pas mettre de morale là-dedans. Mais développer le niveau de richesses dans un pays ne veut pas dire généraliser un bonheur sans fin et unanime ; loin de cela, même, puisque, rappelons-le, nous parlons là de cadre capitaliste. Et, aussi, parce que la « bulle irlandaise » a fini par éclater… Que reste-t-il de l’identité irlandaise dans ces conditions ? C’est une des questions soulevées par l’album, qui est aussi traversé par une autre troisième thématique, qui pourrait se résumer par la problématique suivante : qu’est-ce qu’être une femme, grandie en Irlande dans ces années, un peu déboussolantes sur le plan socio-économique, et « assignée » aux mêmes éternels canons, qui, aujourd’hui encore, ont la vie dure ? Comment devenir une chanteuse à succès, sans renier ni ses origines ni soi-même ? Tel est l’éventail des thèmes, en réalité, embrassés par CMAT sur EURO-COUNTRY.
Cela fait beaucoup pour un seul album, mais dénote une ambition et une profondeur qui va au-delà de l’humour de façade et de l’image de chansons pop « sympas » accolées à CMAT. Musicalement, pas de changement flagrant, et c’est sans doute mieux pour ne pas trop égarer l’auditeur. La recette déclinée plus haut marche plus ou moins, plutôt très bien en ce qui nous concerne quand la quantité de glucose nous évite le pic de diabète immédiat, et nous ouvre une porte sur l’intimité et les tourments de l’artiste. C’est le cas, heureusement, sur la grande majorité des chansons : sur Ready, mais aussi les singles Running/Planning et Take a Sexy Picture of Me, très personnelle (évoquant les commentaires haineux sur sa dernière performance et son décolleté aux Brit Awards), par exemple. On remarque aussi de discrètes tentatives de renouvellement, ici avec cet harmonica bien senti qui donne une dimension nouvelle aux mélodies (Coronation St.), ces cordes soutenant la mélodie sans en rajouter trop (Running/Planning), et même l’alliance piano – harmonica pour appuyer une mélodie naturellement puissante (When a Good Man Cries, peut-être la meilleure chanson de l’album), ou encore la ballade folk pure et mélancolique, évoquant un ami perdu de vue, au titre résonnant avec l’actualité (Lord, Let That Tesla Crash).
Et si la chanteuse irlandaise n’évite pas toujours l’effet « too much » (trop de sucre et de crème chantilly dans les mélodies et les montées en puissance), on lui pardonne aisément, car toute cette nouvelle production, comme le reste de son œuvre encore jeune, se drape dans une énergie réaffirmée, un humour ravageur et une auto-dérision réjouissante, post-moderne, qui ne déborde jamais dans le cynisme. Consciente de jouer avec les codes, de la country, de la folk (cf. l’étonnant titre Janis Joplining, qui conclut justement l’album), mais aussi de la féminité, de sa féminité, exubérante et assumée mais un peu borderline par rapport aux canons « officiels » de l’ancien monde, qui prévalent toujours dans les média et la publicité.
Pour l’avoir vue, presque par hasard, jouer à Brooklyn dans une salle de la taille du Bataclan sold-out il y a deux ans, quel spectacle à la fois réjouissant et électrisant que de voir la jeune femme, accompagnée de son groupe de mâles, surjouant en contrepoint un rôle de bûcherons à sa botte ! CMAT donnait énormément, cabotinant volontiers, haranguant le public, se roulant parfois par terre, dans des poses singeant les musiciens punk, mais sans que cela ne donnât n’importe quoi non plus : juste un concert de folk d’aujourd’hui puissant, habité d’humour sardonique, de vie tout simplement.
Il faut dire également un mot du graphisme et de la pochette volontairement hideuse d’EURO-COUNTRY : dans une image manifestement produite par une IA, on voit une incarnation lointaine de CMAT, façon sirène de Copenhague, au bord d’un bassin où trône une pièce d’un euro géante, dans une probable affirmation de son européisme, même hybridée par le genre de musique typiquement américain qu’elle joue, et même ironique avec notamment une référence possible à l’Eurovision et à ses délires kitsch. Tout CMAT y est, quelque part : un jeu avec les codes, entre 2ème et 3ème degrés, mais qui n’exclut ni la profondeur si la possibilité de fonctionner au premier. Même volontairement moche, la pochette interpelle vraiment, comme sa musique peut aussi être aimée, comme une douceur pop, au premier degré.
Et l’hexagone dans tout cela ? Si CMAT jouit, avec ses plus de 2 millions d’auditeurs mensuels sur Spotify, d’une communauté de fans qui va bien au-delà de sa base et de la diaspora irlandaises, force est de constater qu’elle n’est pas encore une star en France. Ses dates y ont été limitées, avec, pour ce qui est de la dernière tournée, en 2024, une date au Trabendo, un passage à Solidays, et aussi une première partie (de Sam Fender) à l’Olympia. Elle reste donc ici, largement, une artiste à découvrir, qu’on pourra adorer, ou détester, selon sa glycémie. Pour notre part, nous restons très bien enclins à son égard, en ne pouvant que recommander de la voir sur scène pour se faire, en cas de doute, un avis plus prononcé. Sans doute, sous peu, en tête d’affiche à l’Olympia.
Jérôme Barbarossa
CMAT – Euro-Country
Label : Awal Recording
Date de sortie : 29 août 2025