Nos 50 albums préférés des années 70 : 39. Bruce Springsteen – Darkness on the Edge of Town (1978)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : avec Darkness on the Edge of Town, Bruce Springsteen répond au succès de Born to run en lui offrant un pendant plus noir, dans lequel les rêves des personnages de son disque précédent se transforment en illusions perdues.

Darkness in the Edge of Town MEA

Avec Born to run, Bruce Springsteen avait pris à Elvis Presley le trône de rocker national. Mais ce nouveau statut s’est accompagné à domicile d’un retour de bâton, certains journalistes et critiques musicaux se demandant s’il méritait cette gloire. Le Boss entre alors en conflit avec son manager Mike Appel. Ce dernier souhaite sortir un album live pour capitaliser sur le succès, là où le Boss souhaite retourner en studio. Considérant son contrat défavorable à ses intérêts, le Boss attaque en justice Appel. Il ne pourra plus enregistrer pendant près d’un an. Une période marquée par des concerts à la maison et en Europe, ainsi que par une prolifique activité d’écriture. Le 28 mai 1977, un accord lui permet de racheter son contrat à Appel. 4 jours plus tard, il rentre en studio à New York avec Jon Landau et le E Street Band.

Au nom de la recherche par Springsteen d’une cohérence thématique, beaucoup de chansons des sessions d’enregistrement seront écartées à la fin. Ou données à d’autres artistes. Patti Smith achèvera par exemple le texte de Because the night qui deviendra le classique que l’on sait. Prévue à l’origine pour un Presley décédé avant de recevoir la démo, Fire sera donnée à Robert Gordon avant d’être reprise avec succès par les Pointer Sisters.

Mais 1977 est bien évidemment marquée par l’onde de choc du Punk. Avec notamment l’émergence d’un spectateur enthousiaste du concert de 1975 de Bruce à l’Hammersmith Odeon de Londres : Joe Strummer. Springsteen souhaite répondre au défi lancé par un mouvement transformant les rockers installés en dinosaures. Deux visions entreront en conflit : le souhait d’un son techniquement propre de Jon Landau et l’approche plus garage rock de Miami Steve Van Zandt. Springsteen engage Jimmy Iovine pour trouver l’équilibre. C’est finalement Chuck Plotkin qui remplace Iovine et achève l’album.

Certains choix sont motivés par l’évolution de Springsteen en tant que parolier. Adieu les figures purement romantiques de Born to run et ses textes poétiques encore sous l’influence de Dylan. Place à des individus frustrés par leur incapacité à atteindre leurs buts. Une approche inspirée par Steinbeck, John Ford, Woody Guthrie et Hank Williams. L’abandon du Wall of sound de Born to run et la mise en retrait du saxophone s’imposent alors, laissant place à un son plus épuré et plus énervé. L’enregistrement s’achève en janvier 1978, avec des overdubs en février et mars.

L’album s’ouvre sur Badlands. Titre qui est aussi le titre original de La Ballade Sauvage de Terence Malick, film que le Boss ne découvrit pourtant qu’au moment de l’élaboration de Nebraska. Titre qui aurait dû être celui de l’album si un album de Bill Chinnock au même titre n’était pas sorti en 1977. Un morceau partant à l’assaut dans de nombreux sens du terme. La voix du Boss a en ligne de mire la rage des punks et le terme machine de guerre va comme un gant à l’énergie dégagée par le E Street Band.

 

Bruce Springsteen and the E Street Band, 1977, Columbia Records, domaine public.

Prolo évoquant la dureté de son travail, le narrateur s’adresse à un personnage féminin (réel ou imaginaire). Il souhaite changer son état psychologique, sa vie amoureuse, se reprendre en main. Il semble conscient des obstacles à surmonter. Non sans porter des coups de griffe à certains rêves de succès made in America producteurs de frustration. Poor man wanna be rich, rich man wanna be king / And a king ain’t satisfied ’til he rules everything (L’homme pauvre veut être riche, le riche veut être roi et le roi est insatisfait tant qu’il ne dirige pas tout).

Adam Raised a Cain pourrait lui être qualifié de Rythm’n’Blues saturé. Rayon texte, l’approche est très Nouvel Hollywood. Comme chez Scorsese, Schrader et De Palma, le vécu est passé à travers le filtre de la cinéphilie. Ici le conflit entre Springsteen et son père réécrit façon A l’est d’Eden (le livre, le film). Avec un puissant contraste entre les métaphores bibliques du texte et la référence triviale à une Cadillac. All of the old faces / Ask you why you’re back / They fit you with position / And the keys to your daddy’s Cadillac (Tous ces vieux visages te demandent pourquoi tu es de retour. Ils t’offrent une position et les clés de la Cadillac de ton père). A la rage de la jeunesse, les adultes répondent en proposant de suivre la route paternelle symbolisée par la position sociale et la Cadillac.

Comme l’album Born to run, Something in the night se déroule dans le New Jersey. Mais la poursuite des rêves dans la nuit au volant y a un goût plus amer. C’est le calme après le double coup de feu de début d’album. Même si les chœurs du pont annoncent un peu le Bruce rocker FM à venir.

Porté par des roulements de batterie très punk et un sublime solo de guitare, Candy’s Room est la sensualité faite chanson. Son texte a donné lieu à deux interprétations entre lesquelles le Boss refuse bien sûr de trancher. D’un côté un prolo ayant une liaison avec une beauté fortunée que ses prétendants plus aisés que lui couvrent d’or. De l’autre le point de vue d’un client de prostituée s’imaginant être le seul à la faire jouir.

Après l’euphorie, la Face A s’achève sur la rechute Racing in the street. Et son Summer’s here and the time is right / For racin’ in the street écho ironique au Summer’s here and the time is right / For dancing in the streets de Martha and the vandelas. Le narrateur cherche à oublier son job sans avenir en faisant des courses de voiture de nuit. Mais le regard du Boss est plus proche de celui, critique, du cinéma US des années 1970 que de son grand-frère des années 1950 glamourisant la vitesse. Les courses ne comblent pas le vide existentiel.

Le narrateur repartira avec la compagne de celui qu’il a battu. Mais cette dernière est déçue, aspirant à une vie rangée. Même si la fin esquisse une possibilité de réconciliation. Tonight my baby and me, we’re gonna ride to the sea / And wash these sins off our hands (Ce soir ma chérie et moi on conduira près de la mer et on lavera nos mains de ces pêchés.). Le tout habillé de l’aussi déprimante que sublime combinaison du piano de Roy Bittan et de l’orgue de Danny Federeci.

The Promised Land est le symétrique sur la Face B du morceau d’ouverture. Son Pretty soon little girl I’m gonna take charge (bientôt petite fille je prendrai les choses en main) pourrait résumer Badlands. Le statut working class du narrateur (working all day in my daddy’s garage : travailler tous les jours dans le garage de mon père) est encore explicité. La conscience des obstacles à surmonter pour réaliser son passage à l’âge adulte est encore là (heading straight into the storm : se diriger directement vers l’ouragan). Celle que le but ne se réalisera peut-être pas aussi (driving all night chasing some mirage : conduire toute la nuit à la poursuite d’un mirage).

A noter que lors de la très cinématographique ouverture le narrateur a traversé le désert de l’Utah et Waynesboro (en Virginie), donc parcouru une très longue distance. Globalement, les références géographiques sont ici moins présentes que dans Born to run ou alors non limitées au New Jersey. Elargissement de perspective thématique et géographique. Enfin, le morceau explose à retardement là où son grand-frère de la Face A était d’emblée dans une intensité maximale.

Darkness in the Edge of Town Cover versoL’apaisé Factory renvoie lui à Adam raised a Cain. Cette fois point de rage, point de référence biblique. Le père est décrit sous l’angle de la dureté du travail quotient des ouvriers. Avec néanmoins l’idée que quitter l’usine et la pression du travaille risque de s’accompagner d’un déchainement de violence (domestique ? bagarre de rue ?). End of the day, factory whistle cries / Men walk through these gates with death in their eyes/ And you just better believe, boy, somebody’s gonna get hurt tonight (A la fin de la journée la sonnerie de l’usine pleure. Les hommes traversent cesz portes avec la mort dans les yeux. Et tu peux être sûr que quelqu’un sera blessé ce soir.)

Streets of fire a un texte plus flou, évoquant vaguement un personnage déprimé et déçu semblant se balader dans les rues et croiser des losers et des marginaux. Le tandem Federici/Bittan fait encore des merveilles et Springsteen offre un nouveau solo de guitare poignant. Le film Les Rues de feu de Walter Hill lui doit son titre. Les droits d’utilisation furent négociés avec le Boss… qui retira sa permission en apprenant que le morceau serait interprété par un/une autre. Weinberg et Iovine seront cependant de la BO du film.

Avant-dernier morceau de la Face B, Prove It all night partage avec celui de la Face A Candy’s Room une folle intensité en dépit d’un tempo plus lent. Une déclaration d’amour folle, un appel à surmonter les obstacles, voire à transgresser pour réaliser ses rêves, pour s’évader de la working class life. La fin justifie ici le prix à payer déjà mentionné par Badlands (the price you gotta pay).

But if dreams came true, oh, wouldn’t that be nice / But this ain’t no dream we’re living out through the night / And, girl, you want it, you take it, you pay the price (Mais si les rêves se réalisaient, ne serait-ce pas une belle chose ? Mais ce n’est pas un rêve que nous vivons cette nuit. Tu le veux, tu le prends, tu en paies le prix.). You hear their voices telling you not to go / They made their choices and they’ll never know / What it means to steal, to cheat, to lie / What it’s like to live and die (Tu entends leurs voix te disant de ne pas y aller. Ils ont fait leur choix et ne sauront jamais ce que signifient voler, tricher, mentir, ce que singifient vivre et mourir.).

Dans un écho final à Racing in the street, Darkness on the edge of town débute par une référence aux courses de voiture (Well, they’re still racing out at the Trestles : Eh bien ils continuent à faire des courses sur les Trestles). Il partage avec Racing in the street une dimension désespérée mais, à l’inverse de son grand-frère de la Face A, les vocalises du Boss expriment ce désespoir de façon enragée. Le titre de la chanson semble renvoyer aussi à la relégation géographique du narrateur qu’à son état dépressif. En plus de sa déchéance sociale, ce dernier a été quitté par sa femme pour un compagnon aisé.

L’ex-couple a quelque chose des amoureux fous de Born to run et Prove it all night qui auraient vieilli et reçu quelques baffes de l’existence. Le refrain appelle (en vain ?) l’ex du narrateur à le retrouver dans un lieu qui est peut-être celui de leurs premières amours. Il espère (à tort ?) pouvoir repartir à zéro, revivre les premiers instants. I’ll be there on time and I’ll pay the cost / For wanting things that can only be found In the darkness on the edge of town (Je serai là à temps et je paierai le prix pour vouloir des choses qui ne peuvent être trouvées que dans les ténèbres du bord de la ville.). La folle intensité émotionnelle de la déclaration a cette fois tout du coup d’épée dans l’eau. Ou d’un refus du renoncement ? Manière ambigüe d’achever une Face B conçue dans une symétrie parfaite avec la Face A.

Signée d’un photographe (Frank Stefanko) présenté au Boss par Patti Smith, la pochette de Darkness on the edge of town résume l’esprit de l’album… mais aussi son statut dans la discographie du Boss. Elle est icônique, mais moins célèbre que celle de Born in the U.S.A.. A la demande d’un Boss échaudé par le retour de bâton médiatique autour de son album précédent, l’album eut droit à une promotion minimale. Il se vendit moins que Born to run. Déjà apprécié par la critique en son temps, il est désormais considéré comme un des sommets springsteeniens. Il est surtout l’acte de naissance du Springsteen chroniqueur des désillusions des classes populaires américaines de son temps, celui des plus noires ballades de The River et de Nebraska.

Ordell Robbie

Bruce Springsteen – Darkness on the Edge of Town
Label : CBS Records, Columbia
Date de parution : 2 juin 1978

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