Comédie noire, le film d’Antony Cordier porte un regard sans complaisance sur les rapports de classe et les mécanismes de la reproduction sociale. Cependant, son pouvoir subversif s’érode sur la longueur, cédant la place à une vision profondément pessimiste des relations humaines.

Une superbe villa d’architecte sise au sommet d’une colline, quelque part en Provence, et, un peu plus loin, en contrebas, une modeste dépendance, où habitent les gardiens… D’un côté les Trousselard : Philippe, un célèbre avocat parisien et son épouse Laurence, comédienne sur le déclin, sont venus passer ici leurs vacances avec leur fille Garance et son petit ami Mehdi. De l’autre, les Azizi : Tony, l’homme à tout faire, Nadine, la femme de ménage et leur fille Marylou. Cela fait sept ans que les Azizi sont au service des Trousselard, mais les deux familles se voient peu – trois mois par an. En mettant face à face deux classes sociales dans une relation qui ne tarde pas à devenir conflictuelle – on pense inévitablement au Parasite de Bong Joon-ho – Antony Cordier signe une comédie où la cruauté le dispute à la drôlerie.
Chez les Trousselard, les draps sont en lin et la cave déborde de grands crus. Chez les Azizi, on boit du mousseux sur une méchante toile cirée et, à défaut de piscine à débordement, on a un jacuzzi gonflable. Mais ce couple d’employés qui, les trois-quarts de l’année, vit en pleine indépendance, supporte mal les retrouvailles avec des patrons qui, sous des dehors affables, l’enveloppent de leur condescendance, lui imposent leurs lubies de bobos et leur snobisme. La première partie du film vaut par ce portrait, aux traits à peine grossis, d’une haute bourgeoisie imbue d’elle-même et qui, malgré ses efforts, trahit sans cesse, par de petits dérapages, ses préjugés de classe… Le champion en la matière, c’est Philippe que Laurent Lafitte incarne avec une visible jubilation, un concentré de prétention, de morgue et d’auto-satisfaction. Un personnage qui expose jusqu’à l’odieux sa richesse et sa réussite professionnelle, et jusqu’au ridicule ses talents culinaires – les petits farcis – et sa culture – les locutions latines. Sa femme (Élodie Bouchez), tout aussi narcissique mais moins antipathique, semble vivre sur une autre planète, soucieuse avant tout de relancer sa carrière. Quant à leur fille (Noée Abita), elle paraît avoir hérité du pire de ses deux parents : enfant gâtée, cynique, arriviste, biberonnée au sentiment de sa supériorité, elle rêve d’une carrière de comédienne et son principal mais éloquent souci est de se trouver un nom de scène : pas « Trousselard », un chouïa vulgaire, pas « de Préville » qui lui collerait l’étiquette de « nepo baby ». Garance El Glaoui, alors ?
Il est là, en effet, le corps étranger introduit par Garance au sein de la famille. Mehdi El Glaoui (Sami Outalbali), son petit ami du moment : jeune avocat en quête de stage dont la famille est originaire d’Oran, incarnation de la méritocratie, brutalement confronté à ce monde où les enfants naissent avec une cuillère d’argent dans la bouche. Ce ne sont ni le talent ni la compétence qui lui manquent, mais les codes d’un milieu où souhaiter « Bon appétit » suffit à vous déconsidérer. Devenu la cible favorite de Philippe qui voit en lui un rival et ne perd pas une occasion de l’humilier, ce jeune homme idéaliste, épris de justice, tiraillé entre ses origines et un monde où il fera toujours figure de pièce rapportée, va peu à peu s’aguerrir. Il se proposera alors, en tant que transclasse, comme médiateur dans le conflit qui ne va pas tarder à opposer les Trousselard et les Azizi (Ramzi Bedia, Laure Calamy et Mahia Zrouki). La tension larvée du début, finement mise en place par Antony Cordier à partir d’une succession d’incidents mineurs, va en effet se changer à partir d’une sévère sortie de route de Tony, en un affrontement sans merci où les exploités, autrefois soumis aux caprices des riches, vont entrer en rébellion. Le vernis craque et, révélant des ressources insoupçonnées, les Azizi vont chercher à prendre leur revanche, attaquant plaisamment Trousselard sur le terrain qui est le sien, celui du droit. La parole se libère mais bientôt aussi les corps : le comique grinçant fait place alors à la violence, à la cruauté, voire au grand-guignol.
Classe moyenne : ni les uns ni les autres n’appartiennent à cette catégorie mais tous manquent cruellement de « classe ». Comédie noire où la farce se mêle à la cruauté, le film révèle l’acuité du regard d’Antony Cordier sur les rapports de classe et les mécanismes de la reproduction sociale. Moins subversif pourtant qu’on pouvait l’imaginer, il peine, malgré la qualité de ses interprètes, à tenir sur la longueur, et son intérêt se perd dans la seconde partie où comique et violence peinent à cohabiter. On regrette aussi que le personnage de Mehdi, le plus intéressant car le plus complexe – et le seul sympathique – n’ait pas été plus creusé.
Classe moyenne est un film profondément pessimiste qui donne une triste image de l’être humain. Riche ou pauvre, puissant ou misérable, il n’aspire finalement qu’à une chose : exercer son pouvoir sur les autres et tirer profit de tout.
Anne Randon