[Interview] Rolo McGinty des Woodentops (2ème partie) : « Alan Vega m’a transmis quelque chose que je dois honorer : le spook »

Suite et fin de notre conversation fleuve avec Rolo McGinty, qui sera à Paris avec ses Woodentops au Festival Outsiders. Du souvenir de Lemmy aux nuits d’Ibiza, de l’énergie brute sur scène à la modernité du streaming, il revient sur les forces qui nourrissent encore les Woodentops. Hanté par l’héritage de ses héros, mais tourné vers l’avenir, il trace la voie d’un groupe toujours animé par la flamme.

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The Woodentops au New Morning le 30 janvier 2008 – Photo : Eric Debarnot

Benzine : Dans les années 80, les Woodentops étaient connus pour être un groupe de scène extrêmement énergique. Approches-tu encore la scène avec le même esprit aujourd’hui, ou ta façon de performer a-t-elle changé avec le temps ?

Rolo : Eh bien… je tue et je mange beaucoup de batteurs. Le premier groupe que j’ai vu de ma vie, c’était Black Sabbath. On m’avait fait entrer en douce dans la salle. J’avais 14 ans, et j’ai vu la formation originale, Bill Ward dans sa période de gloire. Il se jetait corps et âme sur sa batterie. Tu vois ce documentaire, où ils sont à Paris vers 1971 à l’Olympia ? Il y est splendide. Donc, forcément, les batteurs ont tendance à me détester.

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Mais Benny Staples, lui, avait compris. Depuis lui, certains batteurs me disent parfois : « Tu ne peux pas faire ça ». Alors je leur montre des vidéos de Benny allant deux fois plus vite qu’eux, en dansant et chantant debout en même temps. Benny est parti maintenant – pas mort, hein, il vit en Nouvelle-Zélande – mais c’était mon partenaire de crime. On est toujours frères.

Donc oui, la vitesse est toujours là, mais on a tellement évolué. Les gens disent : « C’est génial, l’énergie est toujours là ! » Mais dans ma tête, l’énergie, c’est quelque chose de dingue, après tout ce que j’ai vu au fil des ans. Je dois faire attention à ne pas dire aux musiciens : « Je vais avoir besoin que tu meures pour ça ». Benny et moi, on « mourait » littéralement sur scène. Je me souviens de nous deux en train de vomir dans les toilettes du Batchkapp à Francfort après un concert.

Et puis Motörhead, les premiers Motörhead, j’adorais ça. Lemmy était un héros, et il a toujours été super avec moi. Je me souviens de lui coincé au Marquee Club de Londres pendant qu’on enregistrait Get It On pour le film Désordre. Je ne savais même pas qu’il était là, mais il m’a repéré tout de suite. Il avait entendu Get It On une trentaine de fois ce jour-là, et il se souvenait même de mon nom : « Rolo, ça sonne foutrement bien. Fier de toi, fiston ! » Il m’avait prêté sa basse quelques années plus tôt, c’est comme ça qu’il me connaissait.

Suicide aussi étaient des héros, et Alan Vega nous a vus à Tokyo. Il a déboulé dans notre loge après le concert. Je l’ai rencontré plusieurs fois ensuite, et lui, comme Lemmy et Bowie, m’ont beaucoup encouragé. Pour ces gars-là, je veux que la vitesse soit là, que le groupe soit au point, que le chant soit excellent. Quand tout ça est réuni, je suis heureux, et le public aussi.

Alan Vega m’a donné quelque chose de spécial, qu’on ne peut pas voir. C’est mon devoir d’honorer le « spook » qu’il m’a transmis, de sa main à la mienne. Il en avait fini avec, c’est à moi maintenant. Je ne l’ai pas encore transmis. Dans son histoire, ça vient de Jim Morrison, à Iggy Pop, puis Alan Vega… et maintenant, gloups, c’est moi qui l’ai. Quand tous ces types se sentaient réduits à « juste faire ça pour l’argent », ils passaient le « spook ». Moi, je ne le fais certainement pas pour l’argent. Je ne suis que « spook » (1).

Benzine : Tu as aussi eu des projets en dehors des Woodentops. En quoi ces autres expériences influencent-elles ce que tu ramènes ensuite dans le groupe ?

Rolo : Ces projets n’avaient pas souvent beaucoup de guitare. Je suis vraiment rapide et à l’aise avec la programmation, et à la fin des années 80 j’étais un peu fatigué de la guitare. J’ai programmé pour pas mal d’autres artistes, je me suis lancé à fond pour devenir tellement rapide que l’ordinateur devienne invisible.

Billet Woodentops Bataclan 1988À ce moment-là, Rough Trade et le management des Woodentops étaient en guerre. Le patron de Rough Trade nous avait plantés trop de fois. Résultat : on n’a pas pu utiliser notre nom pendant trois ans. Mais on a sorti des white labels en douce. Les Woodentops étaient désormais dans le monde des clubs. Why Why Why est devenu un hymne et un hit à Ibiza, juste avant l’explosion du mouvement clubbing. C’était très excitant. Pendant un temps, tous les DJs nous jouaient, et ça n’avait rien à voir avec la maison de disques.

Et puis je devais reposer ma voix et ma main gauche. Les Woodentops se sont mis en pause, alors je me suis plongé dans le mouvement électronique. J’ai bossé avec des gens comme Robert Owens, Bang the Party, Larry Heard, Adonis, Chip E, Mr C… et votre Laurent Garnier jouait mon projet Pluto, tout comme Tony Humphries, Carl Cox, Darren Emerson… un peu tout le monde, en fait. Peu savaient que c’était moi. Mais Why Why Why a lancé (pas seul bien sûr) tout le mouvement dance qui a ensuite amené les remixes de Primal Scream ou Happy Mondays.

On a inspiré les gars qui ont ramené ce son d’Ibiza à Londres, et ça a explosé. Malheureusement, commercialement, ma maison de disques était trop stupide pour en tirer profit. Donc ce sont Happy Mondays, Stone Roses ou Primal qui ont raflé la mise. Mais bon, j’aurais été foutu ou mort si ça m’était arrivé, donc ça va. Je m’en fiche. Je détesterais être prisonnier de ça. Le moment est passé depuis longtemps pour moi.

Alors, comment ça influence le groupe ? Eh bien, je sais exactement ce que je veux en matière de beats : de la précision et du groove dansant. C’est comme ça depuis le début avec les Woodentops. Haha, je programme tous les claviers. Et j’adore les claviéristes actuels, ce sont des penseurs modernes.

2008 01 The Woodentops Oliver 03Benzine : L’industrie musicale a complètement changé depuis tes débuts. Comment navigues-tu aujourd’hui dans ce monde fait de streaming, de réseaux sociaux et de consommation rapide de la musique ?

Rolo : Seigneur ! C’est tellement différent. Tous les « old school » s’en sont retirés. C’est devenu une sorte de petite industrie artisanale. Bien sûr, certains s’en sortent bien, mais l’argent qu’ils font n’a rien à voir avec l’époque Led Zeppelin. Moi, ça me plaît : tu peux être plus indépendant que jamais !

J’aime les réseaux sociaux, même si Trump et tous ces voyous ont bien pourri le truc dernièrement. Meta, tout ça… Musk et son X – quel nom de merde, X. Twitter était une idée marrante. Donc je reste attentif, j’attends de voir ce qui va émerger.

Mais ce qui est génial, c’est que tu peux avancer sans qu’une maison de disques t’engueule parce que tu passes trop vite à autre chose. Tu sais, quand tu as un hit, ils veulent que tu refasses la même chose ! Moi, j’aime que les gens apprécient ce que je fais – et c’est généralement le cas – mais je ne veux pas être enchaîné à une formule sous prétexte qu’elle marche.

J’aime la collaboration, et aujourd’hui c’est vivant : on s’envoie des fichiers et on bosse dessus. C’est comme un jeu de composition. Qu’est-ce qui fait l’art ? Des gens qui veulent s’amuser avec des idées. Donc j’embrasse complètement ce climat moderne. Même la radio disparaît petit à petit.

Il y a des entreprises que je déteste, mais bon, je dois utiliser leurs services. En tout cas, je ne veux plus de maison de disques. Je leur ai donné trop de chances, et pour une raison ou une autre, ils les ont toutes ratées. Donc financièrement, au moins, je n’ai plus à leur donner de part ni à leur livrer ce qu’ILS veulent. Alors oui, je dirais que j’aime ce climat moderne.

Benzine : Tu t’apprêtes à rejouer à Paris. As-tu un lien particulier avec la France et son public, étant donné que les Woodentops y ont toujours eu un public fidèle ?

Rolo : Oh oui ! Paris, et la France dans son ensemble, comptent énormément pour moi, pour nous. Les premiers concerts là-bas étaient incroyables. J’ai passé beaucoup de temps à Paris. Quand j’étais enfant, j’avais une tante qui y vivait et travaillait pour l’UNICEF, on allait souvent chez elle.

Les concerts des Woodies à l’Élysée Montmartre étaient fabuleux. La résidence au Bataclan avec les Négresses Vertes, le Rex… on a tout connu, même des émeutes ! Je suis impatient de rejouer à Paris. On a failli jouer avec Prince là-bas – il nous avait invités, puis ça n’a pas eu lieu, alors qu’on avait réorganisé toute une tournée pour ce concert.

On a eu un bassiste parisien, Yovo Bassy, un temps, et aussi des membres de Tackhead. Une version élargie des Woodentops – c’est sur YouTube, le line-up. Smoking the Empire, c’est le titre du film. Très en avance sur son temps. Je crois que c’était encore à l’Élysée Montmartre. On jouait un rock électronique de science-fiction. Ça a un peu effrayé les puristes indie, haha. Les Woodentops, ce n’était plus cinq types blancs, mais sept musiciens de couleurs différentes. Ce n’était plus du rock indie blanc.

Voilà le truc : la musique signifie des choses différentes selon les gens. Certains veulent juste revivre une époque où ils étaient plus libres – à la fac, par exemple. La musique symbolise ces moments. Alors il faut rejouer ces morceaux encore et encore. D’autres préfèrent l’invention : peu importe leurs souvenirs, c’est la musique pour elle-même, mais la musique avance. Tu ne peux pas dire qu’une époque est la meilleure et que tout le reste est nul. Mon père faisait ça avec le jazz. Miles Davis, lui, non. Toujours la nouveauté. Moi, je suis comme ça. Bowie, toujours en mouvement. Prince, toujours en mouvement.

2008 01 The Woodentops 039C’est vrai qu’on avait un grand public en France. Je me souviens d’un concert au New Morning : pas terrible, pas répété, pas un super batteur. Celui de la Maroquinerie, en revanche, bien meilleur. Mais bon, on a aussi eu de sacrés accrochages avec les videurs. Une fois, on a dû arrêter un concert au Bataclan pour dénoncer un vigile qui tabassait un gamin derrière la sono. Personne ne le voyait, sauf nous. On a stoppé le show jusqu’à ce que le gosse soit en sécurité. Le videur nous a détestés. Et la fois suivante, ce même videur était devenu notre promoteur ! Il m’a écrasé la main avec toutes ses grosses bagues dans un « bienvenue à Paris » musclé. Quelle douleur ! Benny et moi, on a fait semblant que ça ne faisait pas mal.

Ah oui, entendre notre musique passer au Bain Douches pendant qu’on mangeait, je ne crois pas qu’on y ait joué, mais peut-être. Paris est une ville prescriptrice. J’adore la scène Saint-Germain, la musique africaine qui en est sortie. Bien sûr, Tourist est un classique. J’ai hâte de revenir à Paris.

Le Brexit a foutu tout ça en l’air. Quelle connerie ! Quand j’étais gosse, je suis allé à la Fnac dépenser mon argent de poche pour acheter Soft Machine 1 & 2. Version française, avec une pochette différente de la version UK, comme une planche-contact. J’avais 13 ou 14 ans. Je l’aime toujours autant. Et des années plus tard, à 20 ans, je m’installe à Londres et mon voisin, c’était Mike Ratledge (R.I.P.), le claviériste de Soft Machine sur cet album que j’avais acheté.

Benzine : Pour les jeunes générations qui découvrent aujourd’hui les Woodentops, qu’aimerais-tu qu’elles retiennent de votre musique ?

Rolo : De la joie, de l’originalité, du vrai rock’n’roll, du fun.

J’ai fait un concert solo récemment et le public était entièrement jeune. Quelques-uns m’ont dit : « C’est mon père / mon oncle qui m’a dit : les Woodentops passent, ne rate pas ça ! » Du coup, ils sont venus, et ils ont compris tout de suite. C’est ça, avec les Woodentops : c’est instantané. Ça n’a jamais été une volonté d’être accessible, ça l’a toujours été naturellement. Même les trucs très arty, les gens les comprennent.

C’est une question de créativité et d’expérience humaine. De notre liberté d’exprimer ce qu’on veut. Et aussi du plaisir de jouer ensemble sur scène. Même si je fais des concerts solo, je préfère toujours le langage de la collaboration.

J’aime qu’un concert soit un vrai brûlot d’énergie partagé. Fuck it, yeah, let’s go !!

Propos recueillis par Eric Debarnot le 11 septembre 2025

Les photos du concert des Woodentops de 2008 au New Morning sont de Eric Debarnot et Oliver Peel (merci à lui)

Note : (1) Sans en être totalement certain, et c’est ça qui est beau, on peut penser que le « spook » dont parle Rolo n’est pas un objet, mais une présence, une force qui se transmet d’artiste en artiste, de main en main. Une flamme invisible, héritée de Morrison, d’Iggy, d’Alan Vega, et qu’il porte à son tour. Pas une explication, mais une hantise, un souffle, l’esprit même du rock’n’roll.

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