Vie et morts de l’assassin de Jean Jaurès : Raoul Villain, celui qui a précipité les peuples dans l’horreur de la guerre et qui fut… acquitté lors de son procès. Une plongée dans le XIXe siècle finissant, avant que le Monde ne bascule.
Le 31 juillet 1914 au soir, dans un café du centre de Paris, rue Montmartre, « une femme hurle : « Ils ont tué Jaurès ! ».
‘Ils‘ c’est Raoul Villain qui « revolver en main, aura rejoint Charlotte Corday et François Ravaillac ».
Il vient de tirer une balle en pleine tête du dirigeant socialiste, fondateur du journal L’Humanité, qui militait pour le pacifisme et voulait éviter la guerre en Europe, « l’un des plus grands destins français, une conscience du siècle qui aurait pu empêcher la tragédie ».
On peut imaginer que Jaurès et ses camarades de l’Internationale, les britanniques, les russes, … seraient peut-être parvenus à faire entendre la voix du peuple pacifiste plus haut et plus fort que celle des marchands de canons, mais « la guerre va donc avoir lieu. Plus personne ne l’empêchera. Son dernier rempart est mort ».
Alors on peut aussi imaginer que Raoul Villain fut ainsi le déclencheur de cette première guerre mondiale et que c’est lui qui a bouleversé ce siècle, qui l’a précipité dans l’horreur et les guerres à répétition, qui a accéléré la fin du monde.
On peut.
Mais il vaut mieux laisser l’écrivain et historien Amos Reichman nous raconter cet épisode historique avec le sérieux et la minutie qui conviennent, nous raconter Les morts de Raoul Villain.
Amos Reichman nous emmène très loin, dans une France que l’on peine à imaginer : celle de la fin du XIXe siècle, un passé oublié, une période antique pour nous aujourd’hui. On se dit même que ce XIXe siècle ne s’est pas terminé le 31 décembre 1899 à minuit, mais plus tardivement : il s’est prolongé jusqu’au 31 juillet 1914 lorsque Jaurès est assassiné. La guerre fut déclarée le 3 août.
« La guerre que Raoul Villain a achevé de rendre possible, la grande guerre du XXe siècle qu’il a précipitée sans la faire ».
C’est une histoire, une bio, qu’Amos Reichman va nous conter en trois épisodes.
Premier épisode : pour faire court on pourrait avec l’auteur, dépeindre l’insaisissable Raoul Villain comme une personnalité agitée, solitaire, embrumée, indécise, fuyante, tourmentée, déséquilibrée, mais il n’a rien d’un fou furieux ni même d’un grand exalté.
Il vient de Reims et comme Jeanne d’Arc, il entend « ses voix intérieures ».
L’indécis qui ne fera jamais grand chose dans sa vie (sauf ce fameux 31 juillet 1914) précisera aux médecins que « la base de toute sa vie avait été l’idée de sacrifice, qu’il avait toujours été prêt à se sacrifier pour une idée, et qu’il avait souvent désiré avec ferveur accomplir un acte utile à la justice divine et humaine ».
Avec l’historien, on se demande « pourquoi a-t-il tué Jean Jaurès ? Parce qu’il croyait que son meurtre était nécessaire pour la guerre, parce qu’il avait tellement peur de la faire qu’il préférait la passer en prison. Parce que le bruit du temps était incrusté dans ses oreilles. Parce qu’il était seul et cherchait un sens à sa vie après la mort de sa grand-mère . Parce qu’il était manipulé, parce qu’il était fou. Parce qu’il était d’extrême droite, nationaliste à en devenir un assassin ».
Bien malin celui qui détiendrait les clés de cette personnalité fuyante que l’on qualifiait de « minable ».
Le second épisode est sans aucun doute le plus surprenant, parce que si l’on se rappelle bien de l’assassinat, on a bien sûr oublié la suite.
L’assassin fut, certes, emprisonné mais ne sera jugé qu’en 1919, à la fin de la guerre, une guerre que la France avait victorieusement gagnée (mais à quel prix !!!).
En 1914, le président René Viviani était pourtant clair : « « L’assassin est arrêté, il sera châtié », a proclamé le président du Conseil. À la fin de la guerre, Raoul Villain sera acquitté ».
Lors du procès, l’on invoqua « un crime passionnel » et l’on demanda même « l’indulgence des juges » !!!
« Entre le crime de Raoul Villain, fin juillet 1914, et son jugement, en mars 1919 , le monde a basculé. Jean Jaurès voulait la paix, mais la France a gagné la guerre. Il n’y a plus à discuter du passé. Depuis, « il y a eu la victoire ».
« Il a été acquitté du crime qu’il revendiquait.
Pourquoi fut-il acquitté ? Parce que trop de temps avait passé, parce que le jury était réactionnaire. Parce qu’il n’était pas responsable, parce qu’il avait déjà payé. Parce qu’il fallait oublier, parce que le pays avait mauvaise mémoire. Parce que ses avocats étaient les plus habiles. Parce que la justice est imparfaite ».
Le dernier épisode de la saga Raoul Villain va nous emmener jusqu’en 1936, à l’aube d’une nouvelle guerre mondiale, alors que le sang coule déjà en Espagne.
Après des années d’errance chaotique, l’assassin s’est réfugié aux Baléares, sur l’île d’Ibiza, loin des regards de ceux qui lui en veulent toujours.
Mais s’il a été acquitté en 1919 par la justice française, celle des hommes va le rattraper en 1936.
Les témoins ne sont plus là, les mémoires se perdent, les avis divergent, et bien malin celui qui se rappellerait « ce qu’il s’est effectivement passé en septembre 1936 à la Cala de San Vicente ».
Selon les uns ou selon les autres, Raoul Villain a pu connaître bien des morts différentes …
Chacun pourra imaginer celle qu’il lui souhaite.
« Raoul Villain n’a pas été lynché par les habitants du village, mais fusillé par des membres du Front populaire venus de Barcelone ».
Ou bien « les assassins [sont] sans doute des pillards déguisés en Républicains ».
Ou même « ses meurtriers ne savaient sans doute pas qu’ils venaient de tuer l’assassin de Jean Jaurès ».
Si la première partie du bouquin est captivante et a le mérite de nous faire revivre ces événements d’un passé devenu lointain, il faut bien avouer que le ci-devant Raoul Villain n’est pas un héros très charismatique.
Amos Reichman a beau faire tout ce qu’il peut pour nous intéresser à sa cavale depuis le procès en 1919 jusqu’à l’assassinat de l’assassin en 1936, cette dernière partie n’est guère convaincante et se montre un peu longuette.
La faute au Villain, assassiné à la veille d’une guerre, « lui qui avait assassiné un homme la veille de la précédente ».
Bruno Ménétrier