Deux ans après l’excellent Croix de cendre, Antoine Sénanque est de retour en librairies avec Adieu Kolyma, un roman hanté par l’expérience concentrationnaire du goulag, à la fois fresque historique, roman noir, enquête policière et même histoire d’amour. Du pur romanesque hautement recommandé aux lecteurs qui font une overdose de romans familiaux sur papa, maman et mamie.

Le récit s’ouvre en 1957 dans une Budapest écrasée par les chars au lendemain de la terrible répression de la révolution hongroise. C’est là que vit Sylla Bach, la quarantaine, une orpheline adoptée par un gang caucasien qui l’a formé comme tueuse, avant d’intégrer le clan Vadas, un réseau criminel dirigé par les frères Pal et Lazar Vadas qui a fait fortune dans l’extraction minière de la Kolyma, cette région de l’Extrême-Orient russe qui a concentré près de 500 camps goulag. Accusée de trahison, elle est bannie. La libération de Lazar bouscule le destin et obligé Sylla à reprendre les armes pour sauver sa peau et celle de la seule femme qui compte pour elle. Un meurtre sordide plane depuis le passé.
Adieu Kolyma est un roman de personnages. Tout d’abord, les frères criminels qui se haïssent. Pal, le cadet, a pris la place de chef qu’occupait son aîné Lazar avant son incarcération. « Le coeur de Pal Vadas ne battait pas seulement pour le pouvoir et la reconnaissance. Une passion plus profonde l’animait, irrésistible et secrète. Un désir de vengeance enfoui, brûlant, infecté comme un abcès mental, capable de consommer toutes les énergies de son corps. »
Et bien évidemment, Sylla, un personnage peu recommandable qui a travaillé pour le clan Vadas lors de ces neuf ans de déportation dans un goulag de la Kolyma, notamment lors de la « guerre des chiennes », chargée de tuer des dizaines et des dizaines de prisonniers collaborant avec l’administration, ou encore des détenus politiques lorsque le clan était de mèche avec le NKVD (police politique stalinienne). Mais elle ne se résume pas à sa fonction de tueuse. C’est d’abord une survivante, et désormais une paria, condamnée par son bannissement du clan à vivre une vie de fantôme, condamnée à protéger de loin son grand amour, Kassia, l’infirmière rencontrée dans un camp de la Kolyma, alors qu’elles s’étaient promises de se retrouver après.
Tous les personnages ont survécu à la Kolyma et ses goulags, 900.000 détenus au total dont plus de 300.000 y périrent de faim, de froid ou de mauvais traitements. La Kolyma habite le livre en fond d’écran. Tous l’ont quitté il y a des années, mais elle les a mordus, elle est entrée dans leur tête et continue à travailler leur mémoire. Comme pour le personnage de l’Impassible, un autre tueur du clan qui a oeuvré aux côté de Sylla.
« Sylla se demandait ce qui le séparait de lui. Sur l’échelle des souffrances, il était monté plus haut. Mais les degrés finissaient par ne plus compter. Ceux qui avaient connu l’extrême souffrance pouvaient perdre leur coeur, leur bonté, leur espérance, mais l’Impassible avait perdu beaucoup plus. Sa nature. Les loups de la taïga, disait-on, le reconnaissaient comme l’un des leurs et aucun chien n’aboyait jamais sur lui. La souffrance n’avait plus rien à y voir. L’Impassible ne souffrait plus. Il respectait la dernière volonté de son âme brulée, où aucun désir ne subsistait, ni pour la vengeance, ni pou quoi que ce soit, juste l’ultime volonté de ne plus rien avoir à partager avec le genre humain. »
Antoine Sénanque pousse ses personnages à la violence extrême. Ils sont tous exceptionnels, complexes et jamais manichéens, tous hautement shakespeariens, animés par la vengeance, les liens du sang rompus, la culpabilité et la quête de rédemption. L’action bondit de chapitre à chapitre, puissante, animée par la haine, aussi destructrice qu’intarissable que se vouent les frères Vadas. C’est elle qui tisse tous les fils de l’action. Et les rebondissement sont d’autant plus inattendues et spectaculaire que l’auteur ait parvenu à composer une fresque historique à l’ambiance sombre totalement immersive entre goulags sibériens, Budapest et Moscou.
La conduite narrative est brillante car elle parvient à trouver l’équilibre parfait entre romanesque et historique. Avec Sénanque, il est aisé de faire la différence entre ce qui relève de l’un et de l’autre. Et cela n’est possible que par la maitrise totale d’une documentation précise sur l’expérience concentrationnaire. On sent qu’il a complètement digéré Les Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov, sans pour autant tomber dans le plagiat. Les scènes qui se déroulent dans le « crématoire blanc » de la Kolyma sont remarquables d’évocation, saisissant dans les rétines des lecteurs des images puissantes qui accompagnent les destinées de Sylla et Kassia.
Marie-Laure Kirzy