Neko Case – Neon Grey Midnight Green : la nuit en couleurs…

Entré chez Neko Case par la porte des New Pornographers, on découvre ici qu’elle est un univers à elle seule : voix-paysage, cordes qui déplacent l’air, textes à déchiffrer plus qu’à chantonner. Les mélodies accrochent peu d’emblée, mais quand toutes les étoiles s’alignent, l’ampleur lyrique et la tendresse l’emportent.

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Photo : Ebru Yildiz

Je me dois d’avouer d’emblée une chose honteuse. Je n’ai jamais écouté d’album de Neko Case avant celui-ci, son dernier, Neon Grey Midnight Green. Je ne connais en fait la chanteuse américaine qu’à travers sa collaboration (temporaire) avec le formidable groupe de power pop canadien, The New Pornographers. C’est là, dans l’écrin mélodique de chansons pour la plupart magiques, que j’ai pu apprécier son chant, la texture et la richesse de sa voix. Alors, la tentation était là d’aller voir ce que pouvait donner ce talent vocal dans ses propres albums, et ce d’autant que Case est normalement cataloguée comme une chanteuse d’alt-country, un genre que j’aime beaucoup.

Neon Grey Midnight GreenUne fois Neon Grey Midnight Green posé sur la platine, il est facile de constater que Neko Case n’œuvre pas (plus ?) dans un genre musical traditionnel, même modernisé (bon, je sais bien qu’il y a des malins pour appeler ça du « Gothic Americana » : pourquoi pas ?), mais a son propre univers, riche et complexe. Un univers qu’on pourrait peut-être comparer à celui de Weyes Blood : haute intensité émotionnelle, complexité musicale, rôle central de la voix, qui joue presque tous les rôles, d’une chanson à l’autre ; elle nous berce, nous console, nous défie, nous châtie. Elle convoque même parfois l’orage, mais la plupart du temps, elle construit des paysages. Ce qui n’est pas rien.

La seconde chose qui frappe le néophyte, c’est la force, l’originalité des textes. Au point que j’ai envie de dire : passez votre chemin si votre anglais ne vous permet pas de les apprécier, ou si votre paresse – compréhensible, attention ! – ne vous autorise pas à déchiffrer les textes joints au disque. Ce qui par contre « déçoit », surtout si comme moi, on espérait un peu retrouver « l’expérience New Pornographers« , c’est la banalité, voire l’absence même de mélodies notables. Un peu comme chez Weyes Blood en fait. La beauté de ces chansons ne repose donc pas dans leur capacité à s’inscrire immédiatement dans notre cerveau. Neon Gey Midnight Green est un album qui nécessite du travail de la part de l’auditeur. Qui se mérite.

Destination est une ouverture accueillante, définissant clairement l’approche de l’album : du piano, une orchestration luxuriante, voire luxueuse, et LA voix triomphante de Neko Case, qui, à elle seule, déclenche les montées de lyrisme, soulignée avec ampleur par des cordes qui sont toutes sauf discrètes. La surprise vient immédiatement ensuite, avec un court Tomboy Gold, qui, étonnamment placé en seconde position, a tout d’une fausse piste : hautement expérimental, déstabilisant même, il ouvre des perspectives intrigantes… qui ne seront malheureusement pas exploitées sur l’album.

Wreck est la première chanson vraiment solide du disque, elle avance avec une belle assurance, trouve quelques idées mélodiques stimulantes, en particulier pour sa conclusion. Si c’est une épave, alors elle est splendide, elle refuse de couler, elle est même soulevée par des vents de cordes emphatiques. Quant au texte, il est impressionnant dans les images allégoriques qu’il propose : « I’m a meteor shattering around you / And I’m sorry / But I’ve become a solar system / Since I found you / I’m an eruption / A wreck of possibilities » (Je suis un météore se brisant autour de toi / Et je suis désolée / Mais je suis devenue un système solaire / Depuis que je t’ai trouvé / Je suis une éruption / Une épave de possibilités).

Immédiatement après, Winchester Mansion of Sound est un joli petit sortilège : « We walked under that railway bridge at the furious pace of the unhinged / Unbound together, unbound together / You said things too wild for just one night / I’m yours forever, always was » (Nous avons marché sous ce pont de chemin de fer au rythme effréné des détraqués / Détachés ensemble, détachés ensemble / Tu as dit des choses trop folles pour une seule nuit / Je suis à toi pour toujours, je l’ai toujours été). Après une longue première partie en forme de ballade portée par une partie de piano virtuose, qui nous livre une jolie mélodie (la meilleure du disque), tout s’accélère dans une conclusion qui a quelque chose de « springsteenienne », ou alors de « coutry rock » (Yes !).

An Ice Age est une autre belle chanson classique, avec un rôle prépondérant joué par les cordes sur des vocaux joueurs : sans doute un « grower » au fil des écoutes. Mais il est clair que son impact est immédiatement diminué par ce qui vient ensuite : le morceau-titre, Neon Grey Midnight Green, fonctionne comme un intense manifeste esthétique : ces couleurs contradictoires (le gris et le vert, rarement associées), ces lumières nocturnes percées de néon. On sent immédiatement qu’on a affaire au GROS MORCEAU du disque,  et quand, pour son dernier tiers, le titre explose, s’électrise dans une superbe crise de colère, on se dit que si le disque avait eu plus de chansons de ce calibre (un calibre plus Rock en fait), on aurait tenu entre nos mains un pur chef d’oeuvre. « Sometimes I drive barefooted / To live the ecstasy of animal speed / And savor the taste of your disbelief / I’m not your backdoor man! / I’m not your oxeye daisy! / Not your Listerine lady! » (Parfois, je conduis pieds nus / Pour vivre l’extase de la vitesse animale / Et savourer le goût de ton incrédulité / Je ne suis pas ton homme de main ! / Je ne suis pas ta marguerite ! / Pas ta dame Listerine !). En colère, Neko !

À l’inverse, Oh, Neglect… travaille le versant le plus tendre tendre de Case : on n’est pas loin par instants – surprise, suprise, de certains accents de la musique de Divine Comedy, cet équilibre précieux entre emphase et émotion pure. Et puis, ce texte ! « My hair was grey at 26, you didn’t know / It’s not what I chose to show you / It didn’t match my bloodlust at the time (Mes cheveux étaient gris à 26 ans, tu ne le savais pas / Ce n’est pas ce que j’ai choisi de te montrer / Ça ne correspondait pas à ma soif de sang à l’époque).

On entre malheureusement ensuite dans le « ventre mou » du disque – le classique enchaînement de chansons plus faibles en milieu de la seconde face. Louise est un portrait presque cinématographie, avec une coloration jazzy, qui s’éternise malheureusement beaucoup trop, et qui nous perd, faute d’une structure mélodique pertinente. Rusty Mountain est une nouvelle itération, plus faible, de sentiments et de mécanismes musicaux déjà utilisés plus tôt, une chanson qui s’avère presque trop facile et qui accentue le sentiment que l’inspiration s’épuise. Heureusement, Little Gears nous réveille : c’est un beau morceau d’une évidence classique, avec son rythme de valse et ses cuivres discrets en fond sonore : un morceau finalement facile à chanter, qui devrait nous ravir en live. Baby, I’m Not (A Werewolf) est une jolie fantaisie presque baroque, allant et venant entre des genres musicaux divers et variés : on se rend compte qu’on aurait apprécié un peu plus de prises de risques dans ce style.

Mais, de toute manière, quelles que soient les petites faiblesses de la seconde moitié de l’album, on est récompensés par sa conclusion : en six minutes précieuses, Match-Lit referme le disque avec un retour des grandes ambitions. Du souffle, des cordes, et une superbe divagation à partir d’une belle image, celle d’une allumette dans la nuit, lumière minuscule mais également gigantesque. « The strike and spark to undo the dark / Without shaming its beauty— “Wake up!” / Oh, this parlor trick / We understand and are beloved of its magic » (Le coup et l’étincelle pour défaire l’obscurité / Sans faire honte à sa beauté — « Réveillez-vous ! » / Oh, ce tour de magie / Nous comprenons et sommes aimés de sa magie).

Ceux qui connaissent mieux Neko Case que moi expliquent que cet album (auto-produit, d’ailleurs) est important, car il assemble tout ce qui fait son art : la férocité douce, l’imaginaire frappant, l’ancrage orchestral — et l’offre avec une chaleur enivrante. Neon Grey Midnight Green risque de m’accompagner un bon moment, le temps pour moi d’en découvrir tous les secrets.

Eric Debarnot

Neko Case – Neon Grey Midnight Green
Label : Anti-
Date de sortie : 26 septembre 2025

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