Ouverture coup-de-poing, duo de flics drôle et atypique, et surtout une satire féroce d’une société qui transforme l’horreur en spectacle : Omnivore délaisse les mécanismes de l’enquête classique pour croquer notre époque – réseaux, télé, presse – où un chef charismatique manipule l’opinion.

Les premiers chapitres d’Omnivore sont littéralement électrisants. À la fois par ce qu’ils racontent (la découverte inattendue par une équipe de la télévision que la cuisine d’un restaurant étoilé de Fontainebleau est basée sur de la chair humaine) et par la manière, formidablement naturelle, dynamique, et – écrivons-le sans que ce soit pour une fois péjoratif – contemporaine, dont l’auteur, Olivier Bocquet, qui est encore (pour nous au moins) un inconnu, crée en quelques phrases des personnages originaux, attachants et crédibles, et les plonge dans des situations incroyables. Osons dire qu’il s’agit là de l’une des plus fortes ouvertures de polar qu’on ait lues cette année.
Bien sûr, arrive le moment où le livre ralentit (un peu) et retombe dans les schémas classiques de l’enquête policière, menée par un couple de flics atypiques. Mais, qu’on se rassure, point ici de flic névrosé, alcoolique, obsédé, dévoré par son métier, comme ceux qui peuplent 80 % des polars, mais une drôle de paire de gens à problèmes : le duo Toulouze / Kuklinski (a priori déjà apparu dans un précédent livre de Bocquet, Du plomb dans la tête, où Toulouze menait l’enquête et Kuklinski le secondait) est parfait. Lui incarne l’éthique procédurale à son extrême, mais aussi la fatigue d’un flic dépassé par la complexité du monde et les jeux politiques qui l’entourent ; elle, plus intuitive et combative, plus brillante aussi, comprenant mieux le champ de bataille médiatique, est marquée par une horrible expérience qui a mis fin trop tôt à sa carrière d’enquêtrice. Ensemble, ils sont d’excellents flics, mais ils sont surtout très drôles. En effet, loin de se vautrer dans l’horreur que le sujet de son livre, le cannibalisme, autoriserait chez beaucoup d’auteurs de thrillers, Bocquet choisit la légèreté, l’humour, mais aussi la critique sociétale et politique.
Car bien vite, l’histoire délaisse l’enquête par elle-même – au risque de décevoir les amateurs purs et durs de polars – pour nous offrir une réjouissante – et souvent rageante – satire de la société actuelle. Car c’est bien sur les réseaux sociaux, à la télévision et dans la presse que va se jouer le combat engagé par Karl Angus, le chef et créateur de haute cuisine à base de chair humaine : ni monstre de série Netflix, ni sociopathe stéréotypé, Angus comprend naturellement comment jouer avec son image, comment manipuler l’opinion publique grâce à une caméra. Charisme toxique, cynisme parfait : il sait capter l’attention, dicter le tempo de l’enquête, nourrir la machine médiatique tout en la parasitant. Et en satisfaisant son ego. Et ce jeu, non pas entre un criminel et la police qui le traque, mais entre une star et le monde entier qui l’admire, est le vrai sujet d’Omnivore. Et sa vraie originalité : le cannibalisme n’est pas ici un sujet choc, il est la métaphore d’une consommation totale — des corps, des réputations, des histoires — et de la monétisation du mal : à qui profite le crime quand il devient contenu ? Policiers, producteurs, influenceurs, public, chacun participe, et souvent de bonne grâce. Omnivore souligne, et non sans humour, notre rôle et notre responsabilité de spectateurs, qui sommes loin d’être innocents.
Et puis il y a, derrière l’emballement des médias, quelque chose d’autre, de plus sinistre, de plus grave, a-t-on envie de dire : la culpabilité des puissants, se réjouissant désormais de pouvoir aller plus loin que l’oppression économique, la domination totale des pauvres. Le véritable pouvoir, c’est de pouvoir manger l’autre (des images d’Elon Musk fréquentant un restaurant comme celui de Karl Angus à Fontainebleau nous sont venues à l’esprit, avouons-le !). Il est vrai que Bocquet ne pousse pas jusqu’au bout de sa logique ce sujet-là, ce qui s’avère un peu frustrant, mais reconnaissons qu’Omnivore est déjà plus que copieux comme ça (bon appétit au lecteur !).
Chapitres courts, alternance de points de vue et de narrateurs différents, mais surtout inclusion d’articles, d’extraits de feeds, etc. : Omnivore épouse intelligemment la forme et le rythme de nos timelines quotidiennes. Le lexique des médias (rumeurs, formats, temps d’antenne), parfaitement reflété par Bocquet, ancre l’intrigue dans notre réalité présente. Bocquet a clairement du talent quand il s’agit de donner vie à des personnages crédibles, même plongés dans des situations extrêmes, mais aussi pour nous faire prendre conscience que l’horreur est partout autour de nous. Et en nous.
Eric Debarnot