Sir Richard Bishop – Hillbilly Ragas, ou l’art de se perdre avec élégance

Entre délires de shaman, digressions de Raga indien et American Primitivism, Sir Richard Bishop nous égare un peu dans ces Hillbilly Ragas, à la fois aventureux, brillants er virtuoses mais parfois malheureusement prévisibles.

Il est bien difficile de renouveler les codes d’un genre quand on en connaît toutes les recettes. Il faut chercher, encore chercher, pour parfois se perdre et parfois échouer, parfois accomplir à moitié ce que l’on souhaitait traduire. C’est toujours d’une forme de frustration que naissent les œuvres essentielles, c’est toujours d’une suite d’accidents que jaillissent les gestes ultimes. Il faut accepter de savoir se tromper pour, un jour, avoir raison. C’est de la fausse note que peut alors surgir l’étincelle qui fera la grande idée. Combien de musiciens et d’artistes m’ont expliqué, lors des quelques interviews que j’ai pu vous proposer ici et ailleurs, que l’idée d’intention inaugurale n’existe pas dans la démarche artistique, qu’il y a toujours un évident rapport à l’inconscient, à la quête aveugle et sans but. L’intention ne naît qu’après, par accident. Ou alors, il existerait une intention souterraine, secrète et cachée, qui nous échapperait et fuirait entre nos doigts comme du sable.

On se laisse porter sans but dans l’inconnu. C’est à la fois terriblement excitant et totalement intimidant. On ne sait pas où nos doigts nous portent, nous sommes à la fois exaltés et terrorisés. Ce n’est pas le but qui compte, pas la finalité, mais cette quête de l’on ne sait pas quoi. Cette quête qui n’en est pas une.

Il serait bien malaisé de prendre en faute un musicien de la virtuosité de Sir Richard Bishop. Mais n’est pas John Fahey qui veut ! Hillbilly Ragas, incarné par la guitare imaginative et déroutante de l’Américain, n’en finit pas de traverser les territoires de l’American Primitivism à la manière de John Fahey ou de Robbie Basho. L’exercice est certes brillant, mais un peu vain. On est parfois fatigué par tant de virtuosité pour si peu d’émotion.

Bishop nous montre toute la force de son jeu d’instrumentiste avec une forme de distance ironique qui n’amène jamais l’empathie. Fahey comme Basho n’avaient pas oublié que ce folk révolutionnaire provenait d’une musique populaire, là où Bishop n’en garde que la dimension expérimentale. À trop nous tenir à distance, Sir Richard Bishop oublie de nous accompagner. Sa musique est alors un peu comme cet ami brillant qui s’écoute trop parler : on laisse le bavardage continuer sans nous. Parfois, notre attention se ranime, parfois non.

L’American Primitivism, à la manière de Sir Richard Bishop, n’est en aucun cas un art du prolétariat. C’est au contraire bien plus proche de la musique contemporaine que du folk. Il y a dans ces Hillbilly Ragas comme un goût de trahison — non pas que la notion de trahison nous dérange quand il s’agit de création, mais il y a ici comme un contresens face à l’esthétique de l’American Primitivism.
Sir Richard Bishop insiste davantage sur les effets d’une certaine agressivité et sur un jeu avec les dissonances. D’ailleurs, même lui, s’il reconnaît employer les codes de l’American Primitivism, ne cesse de dire que ce disque n’en est pas un — et l’on est tenté d’être d’accord avec lui.

« J’ai utilisé plusieurs approches différentes pour cet album. Tout d’abord, je voulais revenir à l’essentiel, éliminer tout excès et rester aussi simple que possible : un homme, une guitare acoustique, pas de superpositions, pas d’effets, pas d’électricité. En m’inspirant des sons les plus souvent associés au style de guitare dit « American Primitive », j’ai voulu éviter toute approche traditionnelle et essayer quelque chose de plus brut et agressif, en me concentrant davantage sur le rythme et le mouvement plutôt que sur quelque chose de prévisible ou de trop mélodique, tout en conservant mes idées particulières d’interprétation du raga indien dans le mélange.

J’ai toujours pensé que la plupart de ce qui est considéré comme de la musique primitive américaine, bien que s’inspirant clairement des traditions musicales américaines historiques, n’avait jamais vraiment de sons que je considérais personnellement comme primitifs — cela m’a toujours semblé trop ordonné, trop développé et trop sage. Beaucoup trop sage. J’ai découvert que jouer avec une sorte d’abandon imprudent était le meilleur moyen de rester en dehors du langage musical habituel de ce genre, tout en étant capable de s’y inscrire, ne serait-ce que par la détermination et la force. C’est une approche beaucoup plus sauvage, qui, selon moi, aurait dû être adoptée dès le départ, afin de donner au moins une crédibilité appropriée à la sémantique de la forme. »

explique-t-il dans le communique de presse.

C’est à la fois ce qui fait l’originalité de l’approche — cet abandon imprudent cumulé à une démarche plus sauvage — mais c’en est aussi la faiblesse, car on ne fait que naviguer à vue sur ce disque ombrageux, aussi prévisible qu’il est imprévisible. Déroutant tout autant que linéaire.

Pour autant, Hillbilly Ragas n’est en rien un échec, un naufrage. C’est juste que notre regard n’est pas encore totalement apprivoisé : il nous manque une vision d’ensemble. Hillbilly Ragas est un disque qui assume sa complexité au point d’en devenir intimidant, pas toujours très accueillant. On est plus proche d’un acte punk revêche que d’un geste folk. La musique de Sir Richard Bishop ne peut pas simplement être entendue, elle doit être écoutée. Il faut que l’esprit et l’oreille s’accommodent, que l’un s’endorme pour que l’autre s’éveille.

Hésitant entre cérébralisme et abstraction, la musique de l’Américain laisse peu de portes d’entrée. Pourtant, on sent bien que dans ces neuf partitions pour guitare se cachent des merveilles auxquelles on n’a pas encore accès — pour preuve, la changeante Cuttin’ the Shine, vers la conclusion de Hillbilly Ragas.

La musique de Sir Richard Bishop relève d’un acte tout sauf frileux, d’un acte d’urgence, d’un geste vital. À nous de trouver la clé pour la comprendre. Lui est déjà ailleurs…

Greg Bod

Sir Richard Bishop – Hillbilly Ragas
Label : Drag City
Sortie le 26 septembre 2025

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