Premier livre de Sophie White publié en français, Vers ma fin est un récit viscéral qui nous confronte à une horreur protéiforme. Servi par une écriture ciselée et tranchante, Vers ma fin confirme l’excellence de la collection Styx dédiée au fantastique et à l’horreur.

Le sixième roman de l’Irlandaise Sophie White – mais le premier à arriver jusque chez nous – est avant tout le portrait d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence. Aoileann, 20 ans, vit sur une petite île au large de l’Irlande – une île qu’elle n’a jamais quittée. Élevée par sa grand-mère, Aoileann voit sa jeunesse dévorée par l’obligation de s’occuper de « la chose du lit ». Cette « chose », c’est sa mère. Paralysée, aphasique, elle n’est plus qu’un corps décrépit qu’il faut laver et nourrir. Une bonne partie du premier tiers du roman est ainsi consacrée au récit de ce quotidien harassant. Mais la narration d’Aoileann laisse aussi poindre des mystères et des interrogations qui suggèrent que le livre va certainement prendre une autre direction. Pourquoi Aoileann est-elle à ce point ostracisée par les habitants de l’île ? Comment sa mère s’est-elle retrouvée dans cet état catatonique ? Pourquoi son père ne leur rend-il visite qu’une fois par mois ? …
Puis Aoileann rencontre Rachel, une jeune femme peintre venue en résidence artistique sur cette île. Rachelle vient tout juste d’accoucher ; son bébé dort peu, pleure beaucoup, et elle peine à trouver du temps à consacrer à son art. Or Aoileann va immédiatement développer pour la jeune femme une attirance obsessionnelle au point de tout faire pour devenir indispensable à ses yeux… quitte à se débarrasser de ce bébé beaucoup trop présent à son goût.
On l’aura compris, l’intrigue de Vers ma fin évoque une sorte de thriller gothique qui développe une horreur psychologique grâce au portrait d’une héroïne malade et inquiétante. Mais réduire un tel roman à une succession de péripéties reviendrait à passer à côté de la richesse d’un récit qui n’en finit pas de nous échapper à mesure même que l’on progresse vers son dénouement. Ainsi Sophie White se révèle très habile dans l’art de glisser dans l’horreur, alors même que son livre a commencé comme le récit très réaliste du calvaire quotidien d’Aoileann. La romancière détaille avec précision tout ce que son personnage doit faire pour nourrir, laver, soigner sa mère tout en parvenant presque à nous faire douter de son humanité. Car la « chose du lit » n’est pas totalement amorphe, elle bouge parfois, griffe le sol, y grave des inscriptions, des lettres qu’il faut ensuite faire disparaître. Plus loin, au détour d’un paragraphe, Aoileann mentionne les sévices qu’elle a subis, sévices infligés par les garçons de l’île. Mais surtout, Sophie White délivre par petites touches des indices qui permettent de mesurer les troubles dont souffre Aoileann. Privée de tout (d’amour, d’affection, d’éducation, de sa jeunesse), Aoileann ne va pas bien et la haine que lui inspire sa mère est proportionnelle à l’obsession maladive qu’elle développe pour Rachel. Quant à la jalousie qu’elle éprouve lorsqu’elle constate l’amour que la jeune femme porte à son bébé, elle ne peut, on le comprend vite, que conduire au drame. Imprévisible et misérable, Aoileann suscite notre compassion et nous terrifie dans le même temps.
Viscéral, organique, Vers ma fin est donc un roman d’autant plus effrayant qu’il ne repose in fine sur aucun élément surnaturel. L’horreur ici est bien réelle, tangible et c’est ce qui, à certains égards, rapproche ce livre du fameux Seigneur des guêpes de Iain Banks. On l’aura compris, Vers ma fin est une très belle découverte.
Grégory Seyer