Arnaud Desplechin continue de déranger, de diviser, et peut-être même de fatiguer. Mais Deux pianos prouve qu’il demeure un cinéaste unique, capable de mêler les élans du mélo hollywoodien à une vérité toute française, à la fois nerveuse, maladroite et profondément sincère.

On a parfois du mal à se souvenir du début des années 90, quand, au milieu d’un cinéma français d’auteurs qui perdait peu à peu ses phares, le nom d’Arnaud Desplechin avait resplendi. Il enchaînait alors les réussites que furent La Vie des morts, La Sentinelle, Comment je me suis disputé… Générant un niveau d’attente sans doute déraisonnable vis à vis d’un jeune homme doué, mais qui allait se révéler finalement assez atypique dans sa démarche : en changeant de genre et de tonalité, voire de « pays », avec une fluidité inhabituelle, il se distinguait de « l’auteur » tel que défini par la Nouvelle Vague trente ans plus tôt. Après le sommet de Rois et Reines, Desplechin allait s’attacher à nous dérouter, au risque de nous décevoir. Même si aucun de ses films au cours des vingt dernières années n’est mauvais, peut-être faut-il accepter qu’aucun n’est non plus tout à fait au niveau que l’on espérait de lui.
Et on en arrive aujourd’hui à ce Deux pianos, qui divise la critique et les spectateurs, mais qui constitue, qu’on y soit sensible ou pas, l’un des meilleurs rappels depuis un bon moment des qualités de Desplechin cinéaste : sens inné de la mise en scène qui convient le mieux à son sujet – un style ici fiévreux, emporté même – ; direction d’acteurs parfaite ; enracinement crédible dans une réalité géographique – cette fois, après Paris et Roubaix, dans une ville de Lyon filmée avec une « vérité » rugueuse, rare dans le cinéma français.
C’est d’ailleurs, en fait, le Desplechin scénariste qui recueille le moins spontanément l’adhésion générale : Deux pianos est centré sur Mathias, ex-jeune pianiste virtuose qui revient dans sa ville après un très long séjour au Japon, rappelé par une ancienne « mentor » qui le somme de participer à un « duo de piano » avec elle, et qui va devoir affronter une douloureuse histoire ressurgie d’un passé qu’il avait fui. Cette histoire est sans doute trop romantique, échevelée, trop riche aussi au goût de bien des gens, qui se seraient contentés de quelque chose de plus raisonnable, de plus « réaliste ». C’est que Desplechin louche ici vers le flamboiement du mélo de l’âge d’or d’Hollywood, qu’il traite pourtant avec un réalisme vaguement « crade » et bien français. Pour certains, l’accumulation de rebondissements, la volonté affirmée également d’user de métaphores (du genre : « Joue-t-on sa vie en suivant une partition ou en se fiant à sa mémoire ? »), le refus parfois immature des conventions de la narration classique, le goût pour le mélange des genres… c’est tout simplement « trop » ! Pour d’autres, c’est un sentiment foisonnant de liberté qui prédomine, magnifié par une émotion assez inhabituelle dans le cinéma de Desplechin, quand même souvent cérébral.
Intriguant dans sa première partie quand les pièces du puzzle tardent à se mettre en place, Deux pianos semble hésiter un temps entre sa partie « musicale » et son sujet « romantique », complexifiant à plaisir le parcours déjà erratique de son personnage : on doute parfois du choix de François Civil, acteur plutôt terre-à-terre, pour interpréter un artiste tourmenté, mais il se révèle parfait dès que c’est le trouble amoureux qui prend le dessus. Et son « couple » avec Nadia Tereszkiewicz, très charnelle et pourtant ambigüe, fonctionne parfaitement, compensant la trivialité indiscutable des dilemmes qu’ils affrontent (du genre « peut-on être un grand artiste et être un bon mari ? », ou « aimer deux personnes à la fois ? »).
Mais – et ce sont là des figures incontournables du cinéma de Desplechin, depuis ses débuts -, ce sont les deux personnages plus « âgés », les deux mentors donc de Mathias, qui transcendent le film : aussi bien la toujours magnifique Charlotte Rampling, dans un rôle aussi tranchant que bouleversant, que le plus surprenant Hippolyte Girardot en agent « bienveillant », illuminent Deux pianos à chacune de leurs apparitions. Et là, dans ces moments-là, nous retrouvons notre foi en Arnaud Desplechin : s’il n’est pas devenu un nouveau Rivette, Rohmer ou même Truffaut, … il demeure bel et bien un auteur majeur du cinéma que nous aimons.
Eric Debarnot