Les Australiens les plus prolifiques du rock psyché ont relevé un pari risqué : jouer Phantom Island avec l’Orchestre Lamoureux. Résultat ? Une leçon d’audace musicale, et une soirée dense et souvent étonnante.

Certains d’entre nous se plaignent amèrement en ce moment de voir que Radiohead a ignoré la France dans sa tournée européenne, et il est vrai que cette décision marque bien le net recul de notre pays dans la liste des pays « rock-compatibles », ce qui n’est pas une bonne nouvelle. Partisans du verre à moitié plein, nous préférons quant à nous nous réjouir du passage de King Gizzard and The Lizard Wizard à la Seine Musicale en ce mois de novembre : l’endroit où il fallait être hier soir était donc la belle salle de l’Île Seguin, où King Gizzard nous proposait ni plus ni moins qu’une soirée avec l’Orchestre Lamoureux… Une démarche qui ne pouvait qu’inquiéter ceux qui se souviennent des nombreuses et lamentables dérives vers la musique symphonique dans le rock des années 70 : le massacre par Neil Young de deux de ses plus beaux titres sur Harvest avec l’aide d’un « grand orchestre », on ne s’en est jamais remis ! C’est cependant une démarche logique, puisque le récent album du Roi Gésier, Phantom Island, a été enregistré avec un accompagnement de cordes et de cuivres. C’est de plus une nouvelle occasion pour ce groupe hors normes de prouver son intelligence musicale…
20h30 : pas de première partie, on rentre donc directement dans le vif du sujet avec King Gizzard and The Lizard Wizard, dans une salle presque complète, et avec un premier rang bien nourri de visiteurs étrangers qui ont fait la queue avec nous depuis 17h pour s’assurer une position stratégique. Devant la barrière, une belle brigade de photographes s’agite, tout excitée par l’autorisation donnée par le groupe de photographier la totalité des deux heures et dix de set. L’Orchestre Lamoureux est installé au fond de la scène, dirigé ce soir par Chad Kelly. Bon, l’une des originalités – et des risques – de ce projet est le fait que le groupe est accompagné d’orchestres différents dans chaque pays, ce qui augmente évidemment la responsabilité de Kelly pour que le travail des musiciens s’intègre harmonieusement dans la musique du groupe. Et de ce côté-là, disons-le tout de suite, mission accomplie : les cordes et les cuivres n’ont jamais sonné comme un ajout, au pire prétentieux, au mieux inutile, mais ont complexifié, boosté, musclé, rempli même pas mal des titres.
Phantom Island est un disque de rock américain, pop, léger, qui tranche largement sur les productions régulièrement plus heavy de King Gizzard. Si sa coloration orchestrale restait légère, la réinterprétation qui en est faite sur scène lui confère une substance plus tangible… sans jamais tomber dans l’emphase ni dans la lourdeur. Les dix titres sont joués dans l’ordre exact du disque, constituant une œuvre cohérente, ambitieuse sans être pédante. En fait, ce qui nous a le plus impressionnés, depuis le premier rang où le son était quasiment parfait, c’est le travail vocal des trois chanteurs, beaucoup mieux mis en valeur que sur les morceaux habituels du groupe : Stu Mackenzie bien sûr (que l’on retrouve avec plaisir en grande forme après ses soucis de santé, avec un peu de poids en plus et beaucoup de sourires et de joie de vivre), Ambrose Kenny-Smith, derrière ses claviers (la plus belle voix soul/bluesy du lot, un véritable GRAND chanteur, frappant sur Deadstick), et Joey Walker, qui donne régulièrement un coup de main sur certains couplets. Mais le sommet de cette première heure inhabituelle – et qui n’aura pas convaincu les spectateurs venus avant tout pour retrouver une atmosphère psyché, garage ou heavy metal – sera le magnifique Grow Wings and Fly, conclusion du disque et de cette première partie du set : un titre qui est clairement un futur classique du groupe.
Stu nous annonce alors que l’orchestre va faire un break, et il est noté sur la setlist un entracte de 20 minutes. Mais que nenni ! Le groupe reste quant à lui sur scène, et les guitaristes commencent à jammer tranquillement avant de lancer le très attendu Rattlesnake ! Le titre n’était pas mentionné sur la setlist, et l’interprétation d’un morceau microtonal est évidemment difficile (impossible ?) pour un orchestre classique, ce qui fait que la seule manière de le caser pendant la soirée était pendant le moment de repos de l’orchestre. Difficile en tout cas de ne pas être ravi devant ce qui sera un autre sommet indiscutable du concert.
Lorsque l’orchestre revient, il sera mis à contribution, mais de manière moindre, sur les titres classiques de King Gizzard qui seront joués dans la seconde heure du set… pour le plaisir des fans. On commence par un long The River, datant de dix ans déjà, qui n’est pas un morceau très connu. C’est quand résonnent les premières notes du fantastique Crumbling Castle que le public dans la fosse devient fou ! Crowdsurfing à gogo, hurlements, augmentation de la pression devant la scène : on retrouve les sensations habituelles d’un concert de King Gizzard. Mais cette interprétation de Crumbling Castle est peut-être l’une des plus belles que nous ayons entendues en live, car l’apport de l’orchestre est important pour amplifier l’impact de ce titre très prog rock.
La dernière partie du concert sera largement dédiée aux tendances les plus heavy metal du groupe, avec un enchaînement Mars for the Rich / Dragon qui satisfait enfin les pulsions violentes des fans. Mais qui signifie un moment difficile dans les premiers rangs quand les corps s’effondrent au-dessus de (et sur) nos têtes. La nuit se termine avec le beau Iron Lung, d’abord jazzy/swinguant et finalement extatique quand les guitares décollent.
Voilà, c’est fini, et nous restons un peu sonnés par cette abondance de musique complexe, généreuse, parfois difficile. Nous nous doutons que, demain, les avis ne seront pas unanimes sur cette soirée qui a privilégié la musicalité au détriment de la folie pure que, instinctivement, les adeptes du groupe attendent. Mais être surpris par la musique live, n’est-ce pas ce que nous espérons, finalement, plutôt que la répétition des vieux schémas, aussi réconfortants soient-ils ? Et si, finalement, la vraie folie de King Gizzard, c’était d’oser vieillir ?
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Eric Debarnot
