« Silent Jenny », de Mathieu Bablet : une épopée SF époustouflante

Avec ce nouvel album remarquable, Mathieu Bablet creuse un peu plus son sillon et s’impose définitivement comme un des chefs de file de la BD contemporaine. Rarement un récit de SF aura parlé aussi bien de notre époque, cernée par de multiples menaces.

Silent Jenny – Mathieu Bablet
© 2025 Bablet / Rue de Sèvres / Label 619

Dans une époque lointaine, sur une planète qui ressemblerait fortement à la Terre, après l’apocalypse. Désormais, la multinationale Pyrrhocorp contrôle le monde. Mais des groupes de rebelles ont choisi de vivre à leur façon dans des monades géantes, errant à travers la surface désertique de la planète en quête des rares ressources encore disponibles. A bord du Cherche-Midi, Jenny la silencieuse est une rebelle chez les rebelles. Solitaire invétérée, elle accepte les missions de la corporation, déterminée à trouver des traces d’ADN d’abeilles dans les profondeurs, au risque de sa vie. Son but : ramener les abeilles à la vie et retrouver le monde d’avant…

Silent Jenny – Mathieu BabletSilent Jenny était l’une des BD les plus attendues de cette automne. Et sans trop se tromper, on peut affirmer que le résultat est tout à fait à la hauteur des attentes. L’objet en lui-même est déjà impressionnant : un pavé grand format de 311 pages, bénéficiant de la touche haut de gamme du Label 619 des éditions Rue de Sèvres. La couverture représentant la monade géante hébergeant le groupe de dissidents de ce road trip SF fait également son petit effet.

Il ne s’agit là que de la « vitrine », mais lorsqu’on franchit la porte du magasin, la promesse est tenue, et l’émerveillement opère instantanément. Mathieu Bablet est un démiurge du neuvième art, cela va sans dire. Comme pour ses précédents opus, il a édifié ici un univers avec ses codes et une structure très élaborée. Et bien que l’action se déroule sur une Terre totalement ravagée, le lecteur aurait presque l’impression d’être transporté dans une autre galaxie, même si nombre de détails nous semblent familiers. Et pourtant, non. Il s’agit juste de notre planète en voie d’extinction, asséchée par un soleil brûlant et les diverses pollutions des siècles passés.

Avant de poursuivre cette chronique, peut-être serait-il utile de rappeler la signification du terme « monade ». Si dans cette histoire, il s’agit de ces mastodontes mécaniques errant à travers des paysages désolés, c’est à la base un concept philosophique, qui signifie étymologiquement « unité », l’unité parfaite qui est le principe absolu, ce qui prend ici tout son sens. Dans le roman de l’écrivain de science-fiction Robert Silverberg, Les Monades urbaines sont des tours gigantesques où s’entasse la population.

Bref. C’est dans ce contexte cataclysmique que « Jenny la silencieuse » va effectuer des missions pour la Pyrrhocorp, l’entreprise tentaculaire qui contrôle ce qui reste du monde. La jeune femme est obsédée à l’idée de trouver de l’ADN d’abeilles qui permettrait de « repolliniser » le monde, un véritable sacerdoce pour elle, plus instinctif que raisonné. Mais la multinationale, si elle la rémunère pour ses actions, et plutôt mal d’ailleurs, n’est pas une organisation altruiste. Ankylosée par ses propres procédures administratives qui lui ont fait oublier le sens de ces missions, elle se contente de consigner les découvertes des prospecteurs dans d’immenses salles aux murs garnis de tiroirs, sans que l’on sache vraiment si celles-ci seront un jour exploitées.

De plus, Jenny prend de très gros risques lors de ses expéditions. Dans sa combinaison usée qui laisse passer l’air vicié, elle doit se rendre sous terre (« l’inframonde ») après s’être miniaturisée, puis affronter les microïdes, des humains ayant échoué dans leur mission après avoir muté en zombies informes en voie de calcification. Mais il en faudrait plus pour dissuader la jeune femme de poursuivre son projet. Et même si elle se révèle une solitaire invétérée, elle reste fidèle à sa tribu de dissidents et ne s’éloigne jamais vraiment de l’itinéraire de la monade dans laquelle elle peut reprendre des forces.

Sur cette planète devenue hostile, le danger est partout. La monade ne doit jamais s’arrêter, au risque d’être détruite par les canons de la Pyrrhocorp ou attaquée par les mange-cailloux, des parias cachant leur maladie sous des casques, espérant ainsi gagner les faveurs de la multinationale.

On l’aura compris, Silent Jenny est une lecture riche et foisonnante, mais bénéficiant d’une narration fluide, même s’il faudra peut-être un peu de temps pour rentrer dedans. Mathieu Bablet prend le temps de poser son histoire, évite les rebondissements faciles et à outrance, et tant pis pour les lecteurs les plus impatients. Mais ici, la réflexion philosophique et l’action parviennent à trouver un point d’équilibre idéal, avec une tension omniprésente tout au long du récit.

Les thématiques y sont nombreuses, en résonance avec notre époque. La trame principale du livre porte sur l’insoumission de ces « déserteurs » ayant opté pour le « nomadisme en monades », des monades énormes et passablement déglinguées se déplaçant à l’allure de l’escargot, face à une multinationale qui s’est substituée on ne sait trop comment au pouvoir politique, peu versée dans la démocratie et déterminée à mettre au pas les moutons égarés… En marge de ce duel larvé, il y a ces mange-cailloux, des hordes de pillards casqués, maladifs et teigneux. Ils sont à la fois les petits soldats et les idiots utiles d’un pouvoir autoritaire et sans visage, dont le seul but semble être le contrôle pour le contrôle. En s’en prenant au peuple des monades, ils espèrent obtenir de leurs maîtres une reconnaissance plus qu’hypothétique.

Silent Jenny – Mathieu Bablet
© 2025 Bablet / Rue de Sèvres / Label 619

Dans ce contexte anxiogène, les personnages sont bien campés psychologiquement, et on s’attache à ce petit groupe en résistance, même si on peut regretter une vision unilatérale voire manichéenne des choses, sachant que les personnages des camps adverses (ceux qui vivent sous l’emprise de la corp ou les mange-cailloux) sont réduits à de simples « silhouettes ». Quant à Jenny, la figure centrale, elle nous touche par son action sacrificielle et son sentiment de solitude inconsolable dissimulé sous un scaphandre usé. La jeune femme se burine à chacune de ses missions, la rapprochant un peu plus de la calcification donc de la mort, cette dernière représentée par cette faucheuse qui va la hanter tout au long du récit.

Côté dessin, le trait de Mathieu Bablet est toujours très fouillé. On reste abasourdi devant l’abondance de détails et la richesse graphique, avec une bonne part d’onirisme, donnant l’impression que rien n’a été fait par hasard. L’influence d’un certain Moebius semble incontestable, mais un Moebius qui aurait intégré une dose de cyberpunk dans sa boîte à outil. L’imagination fertile de l’auteur fait le reste. Le Cherche-Midi, cette monade rafistolée, telle un Centre Pompidou zadiste à roulettes, est impressionnant, s’imposant comme une image forte, à l’instar du Nostromo dans Alien. Pour preuve sa mise à l’honneur en couverture. Dans ce style semi-réaliste, les personnages ne sont pas lisses, avec des bizarreries dans les proportions, mais c’est un parti pris évident qu’on apprécie parce qu’il est à l’opposé d’un académisme rigide. Quant à la colorisation, très soignée, elle est raccord avec cet univers toxique et calciné, oscillant généralement du rouge ardent au brun oxydé en passant par le vert maladif, tandis que le bleu du ciel, plutôt rare, symbolise principalement l’espoir du renouveau.

D’une ambition folle, Silent Jenny est une œuvre que certains jugeront peut-être un peu complexe, mais la puissance du propos et la sophistication graphique sont telles qu’elles battent potentiellement en brèche les critiques des plus réticents. Cet album en forme de road trip post-apo n’est assurément pas une balade de santé, mais s’apparenterait plutôt à un pèlerinage hasardeux et difficile sur une route très escarpée, une quête où il n’est pas seulement question de retour aux sources mais de résistance, de résilience et d’humanité. Incontestablement un des albums qui marquera l’année.

Laurent Proudhon

Silent Jenny
Scénario & dessin : Mathieu Bablet
Editeur : Rue de Sèvres
Collection : Label 619
320 pages – 31,90 €
Parution : 15 octobre 2025

Silent Jenny — Extrait :

Silent Jenny – Mathieu Bablet
© 2025 Bablet / Rue de Sèvres / Label 619

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