Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, le premier album des Specials, l’un des albums emblématiques de cette période politique trouble au Royaume-Uni. Mais aussi un immense disque de pop tendance ska, dansante et moderne.

« J’ai un message pour toi, Rudy », a méchamment ricané le skinhead en lui enfonçant lentement son surin dans le ventre. Un dernier coup de boule, et les hommes-singes du National Front l’ont laissé là, à perdre son sang dans les chiottes de ce Nite Klub pourri. Maintenant, alors que la pluie de Birmingham tambourine sur les tôles du toit, et que sa vie s’échappe, ses dernières pensées sont pour la petite garce qui l’a coincé dans un mariage stupide (« Trop et trop jeune », ils mettront sur sa tombe). Et puis pour Terry, dont la voie blême résonne, si près et si loin à la fois, alors que l’orchestre met toute sa rage et toute sa classe à faire revivre le ska devant une salle vide…

L’objectif d’un premier album est de révéler au monde un nouveau groupe, un nouvel artiste. Il y a néanmoins, de temps en temps, des premiers albums qui vont bien au-delà, qui définissent leur époque, et qui vont marquer la société dans laquelle ils apparaissent. Specials fait partie de ces disques exceptionnels, comme – hasard du calendrier ? – le London Calling de The Clash qui sortira quelques semaines plus tard. On est en Automne 1979, à Coventry, une petite ville à la lisière de Birmingham, qui n’a rien de l’endroit où vous auriez aimé passer vos vacances en cette fin des années 70 : le chômage a explosé, les tensions raciales sont exacerbées par le discours du National Front, les pubs sont remplis de mecs plus qu’imbibés qui adorent faire le coup de poing. The Specials débarquent en noir et blanc, comme sortis des sixties, pour fixer pour l’éternité cet instant où l’Angleterre commence à abandonner sa croyance en la démocratie pour emprunter le long chemin qui la mènera au Brexit quarante ans plus tard. Mais aussi ce moment où le punk rock abdique le dogmatisme « white riot » pour épouser le groove caribéen. Le label 2 Tone, bricolé par Jerry Dammers, « leader » du groupe, n’est pas qu’un « logo damier » esthétiquement malin. C’est une idée politique, une vision d’une autre société : multiraciale, antiraciste, fonctionnant sur le principe du do-it-yourself en réaction au capitalisme qui commence à abuser de son pouvoir.
Pour produire ce premier album, The Specials sont en outre allés chercher ni plus ni moins que l’immense Elvis Costello, ce qui se révèle une excellente idée : car la formule magique et quasi inexplicable du disque, c’est l’équilibre. Entre le punk blanc et le groove black, la voix froide, détachée, de Terry Hall qui contraste violemment avec le charme sexy, drôle aussi, de Neville Staple. La section rythmique (Horace Panter / John Bradbury) tape sec et serré, les guitares de Lynval Golding et Roddy Radiation tranchent comme des lames de rasoir, Jerry Dammers déploie avec ses claviers des nappes quasi mécaniques, et pourtant cinématographiques. Et les chanson sont TOUTES géniales, avec des mélodies chewing-gum, dont on ne se débarrasse plus jamais ensuite. Et des paroles qui racontent des histoires VRAIES : des histoires de vraies gens, dans la rue, dans la panade, dans la joie aussi, dans l’amour parfois. Specials est un disque qui fait danser, avec son ska qui fait évidemment écho à celui, plus gai, de Madness. mais c’est un disque sur lequel on danse les poings serrés et les mâchoires crispées.
Il y a d’abord, bien sûr, la reprise de Dandy Livingstone, A Message to You, Rudy, une chanson totalement jubilatoire venue du ska vintage : une mise en garde – lucide, pour le coup – adressée aux « rude boys », où sont invités des cuivres pour rajouter de la couleur à la fête. Il y a ensuite le « hit » Gangsters, morceau frénétique (reprise du Al Capone de Prince Buster) qui installe dans les charts et dans la société anglaise la signature 2 Tone : cette combinaison entre immédiateté pop, agressivité punk, et suprême élégance jamaïcaine est la martingale gagnante en 1979 (d’ailleurs Joe Strummer, toujours à l’affût des bonnes idées, est proche du groupe !). Mais il y a aussi Concrete Jungle, qui raconte la peur très concrète de la rue, Nite Klub qui rigole de la médiocrité de la nuit dans les petites villes industrielles du pays, Too Much Too Young, énorme tube, qui – à la stupéfaction et la rage des conservateurs – encourage la contraception, en assénant quelques vérités sociétales que peu de gens ont envie d’entendre, Doesn’t Make It Alright pose, sans avoir recours à ces slogans faciles qui caricaturent souvent les grands combats humanistes, un refus net du racisme. Et puis il y a toutes les autres chansons (Monkey Man, on ne parle pas de l’énorme Monkey Man ?), toutes aussi bonnes, qui composent ce disque parfait.
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’intelligence de la production de Costello : ça sonne live, non, pardon de le répéter, ça sonne VRAI. On entend la sueur, les regards que se jettent les musiciens, la cohésion du groupe, le plaisir de jouer, on sent la colère et la joie aussi. Rappelons que Costello produira encore ensuite, tout aussi brillamment, deux autres albums « pierre de touche » du Rock anglais : le East Side Story de Squeeze et le Rum, Sodomy and The Lash des Pogues. On lui doit une fière chandelle !
N’oublions pas non plus que, en 1981, The Specials placeront au sommet des charts Ghost Town, l’une des plus grandes chansons jamais écrites de l’autre côté de la Manche. Même si Ghost Town est un monument à part, qui tient tout seul, sa genèse est déjà perceptible dans quasiment chacun des morceaux de ce premier album miraculeux. Et le miracle, c’est bien qu’on l’écoute pour danser et pour la joie qu’il fait naître en nous, mais qu’ensuite on repart avec l’énergie et la volonté de changer le monde.
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Eric Debarnot
