Cinquième volume du cycle consacré aux enquêtes de l’inspecteur Sean Duffy, Du sang sur les pierres d’Adrian McKinty use des codes du roman policier pour peindre l’Irlande du Nord des années 80. Une belle réussite d’un auteur trop rare.

C’est un plaisir que les amateurs de polars connaissent bien : retrouver, plus ou moins régulièrement, l’un de ces anti-héros (flic fatigué, détective cabossé) qui peuplent les pages des romans noirs depuis les années 1930. Parmi eux, l’un de nos préférés : l’inspecteur Sean Duffy. Créé par l’Irlandais Adrian McKinty en 2012, Sean Duffy exerce son métier à Carrickfergus, une ville située un peu au nord de Belfast, dans les années 80, alors que les Troubles qui fracturent le pays sont loin d’être apaisés. Dans ce nouvel opus, McKinty a recours aux mêmes ingrédients que ceux qui définissaient déjà les précédents volumes : une solide enquête criminelle, une peinture sans fard de son pays et un habile dosage de fiction et d’éléments historiques.

On se souvient que dans Des promesses sous les balles, l’histoire tournait en partie autour de l’implantation de la fameuse usine DeLorean à Dunmurry en 1981. Dans Ne me cherche pas demain, Duffy finissait par se retrouver à Brighton en 1984, le jour où Margaret Thatcher a échappé à un attentat. Du sang sur les pierres, on va le voir, reprend la même structure. Au début du livre, Duffy est mal en point : flic catholique en Ulster, sa carrière est au point mort, sa petite amie vient de le quitter, il boit toujours un peu trop. Bref, il traîne son ennui et son ironie en attendant une nouvelle affaire, ce qui ne tarde pas à arriver…
Lorsque le corps d’une journaliste anglaise est découvert dans la cour du château de Carrickfergus, tout porte à croire qu’il s’agit d’un suicide. Duffy lui-même aimerait souscrire à cette thèse, mais son instinct le pousse à découvrir de menus détails qui suggèrent au contraire que la jeune femme a été assassinée. Ce point de départ est un clin d’œil au roman policier traditionnel : on retrouve ici une énigme en chambre close car personne n’a pu entrer ni sortir du château à l’heure du décès de la journaliste. Mais très vite l’intrigue va dévier vers des zones beaucoup plus sordides et Duffy va devoir frayer au milieu de personnages particulièrement dangereux, parmi lesquels un ancien nazi aussi taciturne qu’inquiétant. Au sein de ce dispositif narratif totalement fictionnel, McKinty insère donc des éléments réels qui contribuent à la vraisemblance de son récit. Ainsi, lorsque leur enquête les pousse vers une sordide histoire d’abus sexuels, Duffy et ses deux comparses (Crabbie et Lawson) sont rapidement amenés à interroger Jimmy Savile. En 1987, date à laquelle se déroule l’histoire, Savile est un présentateur de télévision très populaire et l’un des proches de Margaret Thatcher. Ce n’est qu’en 2012, un an après sa mort, qu’il sera accusé d’avoir commis des centaines d’agressions sexuelles. Son apparition dans le roman est évidemment glaçante pour le lecteur de 2025 qui en sait beaucoup plus que Duffy. Mais cela permet à l’auteur de suggérer l’étendue du réseau de corruption qui bâillonne la parole puisque l’on sait aujourd’hui que des plaintes contre Savile antérieures à 2012 avaient été déposées sans pourtant que des poursuites ne soient engagées contre le présentateur.
Dans une brève mais éclairante postface, McKinty met ainsi en lumière ses emprunts à la réalité (Savile donc, mais aussi une maison de correction rebaptisée dans le roman, un personnage effrayant pourtant inspiré par une personne bien réelle, etc.) et il démontre ainsi son art de mêler le vrai et faux pour construire un roman bien difficile à lâcher malgré un premier tiers assez lent.
On conseillera donc aux lecteurs qui n’ont jamais lu McKinty de commencer par les deux premiers volumes de la série (Une terre si froide et Dans la rue j’entends les sirènes, sans doute les deux meilleurs). Les familiers de l’œuvre de l’Irlandais peuvent quant à eux se précipiter sur ce nouveau volume sans hésiter. Ils y retrouveront toutes les qualités d’une très bonne série romanesque, et notamment le ton plein d’amertume, d’ironie et d’humour que McKinty prête à Sean Duffy. Lucide, volontiers moqueur et insolent, Duffy est assurément l’un des personnages les plus attachants du polar contemporain. Et les livres de McKinty sont de vrais romans noirs : les coupables ne sont pas toujours arrêtés et l’ordre n’est jamais vraiment rétabli. Autant dire que l’on a déjà hâte de lire la suite de ces enquêtes (trois autres livres sont disponibles en langue anglaise), d’autant que Du sang sur les pierres se termine sur un événement inattendu et qui devrait sensiblement influencer les prochains volumes !
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Gregory Seyer
