Hier soir, les fabuleux Electric Six étaient, comme l’année dernière, à la Bellevilloise. Et, sans surprise aucune, ça a été une nuit de folie dont on voudrait qu’elle ne s’arrête jamais. Danger ! Danger !

Parmi les secrets les mieux gardés du Rock, l’un des cas les plus surprenants, voire révoltants, s’appelle Electric Six : le combo dérangé de Détroit, en plus d’aligner ce qui doit être désormais une vingtaine d’albums remplis de chansons irrésistibles depuis 2003 (l’année de leur explosion avec des titres comme Gay Bar ou Danger! High Voltage), offrent l’une des expériences live les plus gratifiantes qui soit. Heureusement, comme pour les Fleshtones, mais dans un genre musical différent et dans une moindre mesure, leur manque de succès populaire est compensé par la fidélité d’une petite partie de la population mélomane qui ne manquerait pour rien au monde leur rituel passage annuel par Paris. Car, attention, une fois qu’on a goûté à un concert d’Electric Six, on ne peut plus s’en passer ! Et c’est ainsi qu’une longue queue patiente dans le froid en attendant l’ouverture des portes (retardée) devant la Bellevilloise, une salle qui commence à exister au milieu de la scène Rock de Paris.
20h : Connaissant la folie joyeuse qui s’empare toujours d’une foule devant laquelle joue Electric Six, nous nous sommes placés prudemment au premier rang à droite. Une mesure qui s’avérera néanmoins insuffisante… Mais, pour le moment, tout est calme : Enjoyable Listens se présente sur scène en formation réduite : un chanteur humoriste à la superbe moustache « classique » et au costume impeccable, un banal ordinateur, et un bassiste mutique, rétif aux injonctions de son collègue alors qu’il est responsable du double clic qui lancera chaque chanson. On ne sait rien a priori de cette « entité musicale » anglaise, leur présentation sur Bandcamp étant assez sybilline : « Enjoyable Listens, c’est un peu le Uber Eats de la pop alternative. De la musique qui donne envie d’envoyer un fax au bureau pour dire qu’on fait des heures sup’. » On a deviné d’emblée que ce ne sont pas des tristes, et de fait, nous allons avoir droit à un festival d’humour britannique (c’est-à-dire décalé, nonsensique et auto-dépréciatif). Le chanteur – après vérification, il s’appelle Luke Duffett – raconte des anecdotes personnelles : comment il a acheté son Mac sur lequel il a composé ses premiers morceaux en pleine période de confinement, ou comment il n’a pas réussi à voir la Station Spatiale Internationale que lui montrait sa femme dans le ciel quand ils ont aménagé à Oxford… ce genre de choses. Ou alors il nous communique le nombre de followers qu’il a sur Instagram, qu’il vérifie entre chaque chanson avant de jeter rageusement son téléphone sur le sol. « On n’est pas venus à Paris pour jouer 30 minutes de concert, mais pour augmenter notre visibilité sur les réseaux sociaux « …

On rit de bon cœur, mais, plus sérieusement, on est épatés aussi devant la voix de crooner de Luke, son chant et ses postures rappelant à tour de rôle Morrissey, mais un Morrissey qui ne se prendrait pas au sérieux, Bryan Ferry, voire Elvis ! Les textes des chansons exploitent aussi un humour fin et touchant – un peu à la manière de Divine Comedy : on a aimé chanter avec Luke : « Could you let me know / If you love me / When you’re above me / I’ve been here before / On the Backseat / Of your taxi » (Pourrais-tu me dire / Si tu m’aimes / Quand c’est toi qui es au-dessus de moi / J’ai déjà été là / Sur la banquette arrière / De ton taxi). On regrettera seulement que toutes les mélodies ne soient pas aussi efficaces qu’on le souhaiterait. Homme de mots plus que de musique, Luke Duffett et son Enjoyable Listens offrent néanmoins une expérience aussi originale qu’étonnante. Il est difficile de dire sur quoi débouchera un projet aussi singulier, mais on a passé un excellent moment.
20h50 : Pressés d’en découdre, les six forcenés d’Electric Six démarrent avant l’heure sur un morceau enregistrée hilarant, avant d’attaquer un set d’une heure et demie qui va se révéler aussi explosif que nous l’espérions. Le rock des six de Detroit porte dans son ADN la fameuse fureur sixties de la ville qui inventa le punk US avec les Stooges et le MC5, mais détourné pour devenir une musique de fête et de danse. Et tout tourne autour des obsessions de Dick Valentine, le chanteur admirateur de Freddy Mercury et de Captain Beefheart, pour : 1) la danse 2) les drogues 3) les filles 4) les fêtes… dans l’ordre que vous voudrez.
Etiqueté parfois comme « disco punk » – ce que Valentine refuse -, Electric Six n’est ni disco ni punk, mais les six nous font danser sur des morceaux funky en diable comme si on était dans une boîte de nuit (et pour ça, le sous-sol de la Bellevilloise fait parfaitement l’affaire !). Et ils provoquent des moments de pure folie générale dans la fosse comme s’ils étaient un groupe de punk rock extrémiste. Comprenne qui pourra. Ou plutôt ne comprend que celui ou celle qui a déjà assisté à un concert d’Electric Six.

Ce soir, ça commence assez tranquillement, avec une promenade – au pas de course, quand même, la promenade – à travers la discographie du groupe. Tout le monde apprécie un enchaînement d’excellentes chansons, plutôt classiques, juste heavy comme il faut pour donner envie de headbanger un peu. Les deux guitaristes sont des virtuoses, le bassiste s’amuse comme un fou, le batteur cogne, et l’organiste, dans le fond et l’obscurité, abat en toute discrétion un travail de dingue. Devant, Valentine, « cool as a cucumber », reste imperturbable, semblant même s’ennuyer alors qu’il égrène le numéro de chaque chanson sur la set list pour la présenter !
Et puis, ils dégainent l’incroyable Gay Bar, ultime folie garage punk, et la Bellevilloise explose littéralement : mais comment est-ce que ces gens, qui ont tous l’air bien normaux et polis, ni trop jeunes ni trop éméchés ou défoncés, peuvent-ils d’un coup se comporter comme ça, comme s’il n’y avait littéralement aucun futur, et que faire la fête était une question de vie et de mort ? C’est bien là la magie d’Electric Six ! Pour la suite, Valentine s’excuse – second degré, bien évidemment – d’avoir à jouer des morceaux du dernier album (Turquoise, sorti en 2023, excellent !), à la demande de la maison de disques, et nous promet le greatest hits que nous attendons tous. Pas de problème, les titres extraits de Turquoise sont formidables : Hot Numbers on the Telephone avec son orgue sinueux et son refrain irrésistible (c’est forcément un tube quelque part sur une Planète B d’une autre galaxie, la « Planet Claire » peut-être ?) ; Window of Time, qui sonne comme du Tom Jones des sixties en pleine crise de rage ; Panic! Panic! une sorte de morceau heavy metal glam et hoquetant…
Et quand on en arrive au « greatest hits », impossible de retenir la foule en plein délire : le chaos est total, les visages sont illuminés d’une joie furieuse, les bras se lèvent rythmiquement comme si l’on était entassés dans la dernière discothèque ouverte sur la terre après l’apocalypse nucléaire : « Danger ! Danger ! Fire in the disco, fire in the Taco Bell / Fire in the disco, fire in the gates of Hell » (écho dans nos têtes de la voix de Jack White sur la version originale de Danger! High Voltage), une tuerie intégrale. Et d’ailleurs, au premier rang, sous la poussée de la fosse, nous basculons de côté comme de bêtes dominos, nous entraînant les uns les autres dans notre chute. Danger ! Danger !

Bon, un aveu, au point où on en est : mon titre préféré des débuts d’Electric Six est I Buy the Drugs, une sorte de chanson « classic rock » qui bénéficie de paroles incroyables, peut-être l’une des chansons d’amour les plus originales, drôles et pourtant touchantes que je connaisse : « I am your man and I buy the drugs / I can be the jump start for the car parked in your mind / ‘Cause you left the lights on all night long // Have you ever smelled the clothes, her sexy clothes? / Have you ever got to know her like I do? / Have you ever reversed roles? Gave up control? » (Je suis ton mec et c’est moi qui achète la drogue / Je peux être le démarreur pour la voiture garée dans ta tête / Parce que tu as laissé les lumières allumées toute la nuit // As-tu déjà senti l’odeur de ses vêtements, ses vêtements sexy ? L’as-tu déjà connue comme je la connais ? As-tu déjà inversé les rôles ? Lâché prise ?), etc. Quel bonheur de l’entendre encore une fois, alors que le set se termine… avant un Bite Me d’anthologie.
Bon, les vingt-et-un titres de la setlist ont été joués, mais, bien sûr, ils ne vont pas nous laisser dans cet état, et ils reviennent très vite pour nous finir, avec un rappel de deux morceaux, dont l’incontournable Dance Commander. « I wanna make it last forever » est la phrase parfaite pour clore la soirée. Mais non, ça ne durera pas pour toujours, il nous faudra revenir l’année prochaine à leur prochain passage.
Si vous venez, apportez les drogues !
Enjoyable Listens : ![]()
Electric Six : ![]()
Eric Debarnot
Leurs albums :

Enjoyable Listens – Trapped in the Cage of a Hateful Bird
Label : Fierce Panda
Date de sortie : 24 avril 2024
Electric Six – Turquoise
Label : Metropolis Records
Date de sortie : 8 septembre 2023
