« Dakota 1880 », d’Appollo et Brüno : Lucky Luke ou la chance du débutant…

D’un côté, il y a les « sachants », de l’autre, les ignares. Et les sachants le savent bien, Lucky Luke n’est pas un héros fictif, il a vraiment existé ! Ce récit surprenant qu’est Dakota 1880 va nous le prouver !

Dakota 1880 – Appollo & Brüno
© 2025 Appollo / Brüno / Dargaud

Comme les Dalton, Lucky Luke ne serait donc pas seulement le personnage de fiction qui a donné lieu à la série majeure que l’on connaît ? C’est à partir du témoignage d’un fils d’esclave, Baldwin Chenier, que l’on va redécouvrir le cow-boy « qui tirait plus vite que son ombre », à une époque où il n’était pas encore une légende de l’Ouest.

Dakota 1880 – Appollo & BrünoDans les aventures de Lucky Luke, on avait découvert plusieurs « légendes » du Far West, à commencer par les Dalton, mais aussi Billy the Kid, Jesse James, Calamity Jane, mais on ne s’était jamais vraiment posé à la question concernant Luke. Appollo, scénariste émérite à la bibliographie étoffée, s’est emparé du dossier en racontant les origines de « Luc le chanceux » à partir des mémoires d’un certain Baldwin Chenier, mis en scène ici en tant que narrateur. C’est dans l’ouvrage Creole and American, a journey through the young continent que ce dernier évoque son parcours à travers le vaste continent, avec tous les petits jobs successifs qu’il aura effectué au gré de ses déplacements, notamment en tant qu’auteur de dime novels*, et bien sûr sa rencontre avec Lucky Luke. Etonnamment, on ne trouve aucune mention ni du personnage ni de ses écrits en se livrant à une recherche sur Internet (mais j’y reviendrai à la fin de cette chronique).

Baldwin va raconter son errance du sud au nord en compagnie de sa grand-mère, alors qu’il n’était qu’un enfant, pour atterrir finalement chez un oncle vivant dans le Dakota, en bordure du Canada. Après la guerre de Sécession, il avait été décrété que chaque esclave libéré avait droit à « une mule et 40 acres de terre », sur décision du Général Sherman. Grandma recevra bien la mule, qui lui permettra d’effectuer son périple, mais pour les 40 acres, ce sera une tout autre affaire… Une fois atteint l’âge adulte, Baldwin fera son baluchon et taillera la route à nouveau. Le jeune noir retracera également sa rencontre avec Lucky Luke, nous révélant l’origine stupéfiante de son « nickname ». C’est à ce moment précis que naquit la légende autour du « pauvre cow-boy solitaire », défenseur de la veuve et l’orphelin dans ce monde de brutes.

Si l’angle narratif est tout à fait original et inattendu, conférant une tonalité littéraire au personnage de Lucky Luke, on pourra regretter le côté quelque peu décousu du récit. Plus qu’un récit linéaire, on a affaire ici à un assemblage d’anecdotes sans véritable cohérence. On a du mal à comprendre la pertinence de présenter certains protagonistes (« Mud Digger » et « Dirty Mike » les deux poètes querelleurs, la jeune femme d’origine irlandaise en route vers la « terre promise », le photographe prédisant la fin du Far West…), au-delà de l’intérêt sociologique et de la démarche visant à corroborer l’existence du fameux cow-boy. Hormis la scène spectaculaire où Luke est sauvé par la médecine « magique » de « Grandma », il n’y a pas vraiment d’éléments à retenir de Dakota 1880 pour en faire un album mémorable.

Si le scénario nous laisse avec un léger sentiment de frustration, on pourra toujours se consoler avec la ligne claire exquise de Brüno, qui est pour beaucoup l’argument numéro un du projet. D’ailleurs, on ne sera pas surpris outre mesure de voir ce héros emblématique de la BD franco-belge repris par ce dernier. Lucky Luke possède toutes les caractéristiques des personnages charismatiques souvent mis en scène par le co-créateur de Tyler Cross.

En résumé, « Dakota 1880 » est une revisite intéressante du mythe du « poor lonesome cowboy », une lecture plaisante qui assurément fera un carton dans les librairies, sans pour autant s’imposer comme un incontournable. Lucky Luke aurait donc existé, comme semble le penser dans l’interview en post-face un certain Gustav Frankenbaum, professeur de littérature contemporaine à l’Abilene State University au Texas. Que certains en doutent, il n’en a cure, et puis finalement quelle importance, puisque dans l’Ouest, « quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende ! »

*romans à dix cents : petits romans populaires à très bas prix apparus aux Etats-Unis au milieu du XIXe siècle

Laurent Proudhon

Dakota 1880
Scénario : Appollo
Dessin : Brüno
Editeur : Dargaud
Collection : Un Hommage à Lucky Luke par…
64 pages – 16 €
Parution : 31 octobre 2025

Note annexe :

Sans vouloir mettre en cause la bonne foi des auteurs et des éditions Dargaud, je tenais à faire part de mes interrogations, qui ne sauraient rentrer en ligne de compte dans mon jugement sur la qualité de l’ouvrage… Habituellement, Internet permet de trouver des références sur des faits ou des personnages historiques. Il n’est pas question de soutenir que ce qui n’est pas mentionné sur la toile n’existe pas, mais ce qui est troublant ici, c’est qu’on n’y trouve strictement rien concernant le présumé auteur Baldwin Chenier, pas plus que ses écrits ayant inspiré le récit, en dehors de liens avec la bande dessinée en question.

De même, on ne trouvera pas davantage de mentions (ni même une simple fiche LinkedIn) de Gustav Frankenbaum (interviewé en postface), qui semble être aux USA une sommité en matière de littérature contemporaine. Quant à l’université texane où il officierait, l’Abilene State University, on ne trouve comme seul résultat l’Abilene Christian University, une université chrétienne affiliée à l’Eglise du Christ (Churches of Christ), un mouvement non sectaire mais plutôt conservateur, attaché à la Bible comme seule autorité religieuse. Ce n’est pas tant ce point qui me laisse perplexe, mais dans ce cas, pourquoi n’avoir pas cité le vrai nom de cette université ?

Bref, on pourrait presque se demander si en insérant du faux dans la vérité historique, en créant un mythe sur le mythe, Appollo, un brin farceur, ne se serait pas tout simplement joué de nous ? Les esprits les plus sagaces et les initiés avancent qu’il s’agit d’une fausse interview, et on est tentés de le croire. À ce titre, ledit Gustav Frankenbaum serait apparemment un protagoniste des « Collines noires » — que tout le monde connaît par cœur, n’est-ce pas ?…

Mais le récit est tellement réaliste que si on ne vérifie pas les infos, on peut facilement tomber dans le piège les deux pieds joints. En ce qui me concerne, je précise que je suis loin d’être un spécialiste de Lucky Luke, et je n’ai aucun problème avec ce type de blagues (sauf qu’ici je n’ai rien trouvé de vraiment amusant), mais à lire et à relire la fameuse « interview », je me dis que les auteurs auraient dû carrément, quitte à jouer avec la vérité, forcer le trait jusqu’au grotesque pour lever toute ambiguïté. À l’heure où les fake news prolifèrent de tous côtés, cela m’aurait semblé judicieux.

Par conséquent, je suis sorti de cette lecture quelque peu perdu, et j’aimerais bien savoir ce qu’Appollo aurait à en dire…hormis le rire en mode « private joke » lors de l’entretien posté sur le site de Dargaud.

Dakota 1880 — Extrait :

Dakota 1880 – Appollo & Brüno
© 2025 Appollo / Brüno / Dargaud

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