Grâce aux éditions La Croisée, on peut redécouvrir le formidable mais terrifiant Du bleu sur les veines de Tony O’Neill, récit de son addiction à l’héroïne. L’écrivain anglais a eu la gentillesse de répondre à nos questions : l’occasion pour lui d’évoquer son processus d’écriture, mais aussi de William Burroughs et Chet Baker.

Quand on connaît un peu ton histoire personnelle, on peut se demander quelle est la part de fiction dans Du bleu sur les veines. Le récit est-il totalement autobiographique ou y as-tu ajouté des éléments romanesques ?
Tout est vrai. Tout ce qui est raconté dans le livre a eu lieu. Mais mon intention n’a jamais été d’écrire un récit autobiographique. C’est sans doute dû à mes influences littéraires. Ayant lu et adoré les œuvres de Burroughs, Trocchi, Fante, Welsh et d’autres, j’ai toujours eu le sentiment qu’écrire un journal de l’addiction n’avait rien d’ambitieux ni de glamour. Le seul récit autobiographique qui, à mon sens, pouvait rivaliser avec ces livres était Permanent Midnight (Mémoires des Ténèbres) de Jerry Stahl. Des années plus tard, Jerry m’a confié avoir lui aussi d’abord voulu en faire un roman – pour des raisons similaires – mais avoir perdu la bataille avec son éditeur ! Lorsque j’ai publié Du bleu sur les veines chez un petit éditeur indépendant américain en 2006, personne n’avait anticipé son impact, ni qu’il serait toujours disponible vingt ans plus tard, et même traduit. Je n’ai donc pas eu à me battre longtemps pour parvenir à mes fins.
Ainsi, lorsque j’ai écrit Du bleu sur les veines, je l’ai abordé avec une intention romanesque. Le fait de romancer m’a donné plus de liberté, mais surtout, cela m’a permis de structurer la chronologie et de démêler les fils de ma vie chaotique pour rendre l’histoire cohérente. Du bleu sur les veines, Dernière descente à Murder Mile et mon dernier roman, The Straight Twenty-Eight (inédit en français) couvrent la même période. Les événements se chevauchent, mais sont intimement liés. Ce furent des années intenses et dangereuses. En tant que romancier, je souhaitais laisser le récit respirer, donner à chaque fil narratif sa propre dignité et sa propre saveur, et utiliser ces histoires pour exprimer quelque chose sur la vie, la mort, l’amitié, l’amour… mes thèmes sous-jacents, une fois dépassée la question des drogues et de la déchéance.
Ton livre est brutal, très dur. Dans quel but ? Témoigner ? Choquer le lecteur ? Lui faire prendre conscience du piège de la dépendance ?
J’ai commencé à écrire Du bleu sur les veines à 24 ans, après sept années calamiteuses de toxicomanie qui ont failli me coûter la vie. J’étais à la croisée des chemins – du moins, c’est ce que je ressentais à ce moment-là – cherchant à décider de la suite. Je voulais désespérément tourner la page et, pour l’essentiel, j’y suis parvenu. J’ai donc abordé l’écriture de Du bleu sur les veines un peu en historien, je suppose. Je voulais revenir sur cette période de ma vie avec objectivité, dépasser les tours que l’esprit du toxicomane lui joue, lorsqu’il murmure que les choses n’avaient peut-être pas été si terribles, et qu’une petite dose de plus ne ferait pas de mal. Mais je voulais aussi documenter ces mondes mouvants, secrets et éphémères de l’addiction, qui existent en négatif, dans l’ombre du « monde réel ». Après m’être éloigné de Los Angeles, les lieux que j’avais fréquentés et les personnes que j’avais connues ont commencé à prendre un aspect onirique et irréel, et j’ai senti que si je ne parvenais pas à les fixer sur le papier, ils finiraient par disparaître ou deviendraient une sorte de mythe protéiforme qui changerait à chaque fois que j’y repenserais.
« Du Bleu sur les veines », de Tony O’Neill : When I put a spike into my vein
J’ai toujours trouvé fascinant de voir comment ces mêmes rues et quartiers d’Hollywood se transformaient dans l’œil d’un drogué, s’imprégnaient de significations et d’activités secrètes dont on ignore tout avant d’y sombrer soi-même. Dans les rues de toutes les grandes villes, on croise des toxicomanes qui traînent, en quête de leur dose, mais sauf à être initié, on n’en voit que 5 % environ. Les mondes secrets et les codes me fascinent depuis toujours, qu’il s’agisse d’argot, de double sens, de sociétés clandestines ou autres ; et celui-ci, non seulement j’y avais eu accès, mais j’en avais été un initié – alors j’ai voulu le documenter. Car même si devais retourner aujourd’hui à ces mêmes coins de rue et replonger dans le mode de vie d’un toxicomane, le monde que j’ai connu a disparu depuis longtemps. Je serais comme une sorte d’homme préhistorique congelé, décongelé de la toundra gelée, courant partout pour essayer d’allumer un feu en frottant des bâtons, ou je ne sais quoi. Les sociétés évoluent vite, et les micro-sociétés de la drogue encore plus vite ; en partie parce que les toxicomanes subissent la pression constante de la société et le couperet de la loi ; ils doivent rester cachés, ce qui fait que les drogues, les méthodes pour s’en procurer, l’argot et tout ce qui les concerne sont en perpétuelle mutation.
À bien des égards, le monde que je décrivais à l’époque… le milieu de l’héroïne dans le Hollywood des années 1990… appartient autant au passé que la scène jazz de Saint-Germain-des-Prés dont parlait Boris Vian, ou la scène mod londonienne décrite par Colin MacInnes dans Absolute Beginners, vous voyez ?
Dans ton livre, tu évoques Junky de Burroughs et l’on te présente parfois comme un écrivain de la Beat Generation. Es-tu un lecteur de d’auteurs beat ? Et, plus globalement, y a-t-il des auteurs contemporains dont tu te sens proche ?
Burroughs et la Beat Generation ont été fondamentaux pour moi. Lorsque j’ai écrit Du bleu sur les veines, il était rare que des écrivains britanniques ou américains les citent ; leur popularité semble fluctuer. Mais je l’ai toujours fait, surtout pour Burroughs. Le Festin nu m’a stupéfié à l’adolescence : toutes les règles de la création littéraire y étaient joyeusement bafouées, mais d’une manière accessible à tous, pas seulement aux plus lettrés. J’y reviens sans cesse, et j’y découvre toujours quelque chose de nouveau. Pour moi, c’est l’un des plus grands romans comiques, aussi incisif et hilarant que La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Il faut peut-être avoir un sens de l’humour particulier pour l’apprécier, mais pour ma part, plus je vieillis, plus Burroughs me fait rire.
Malgré cela, je suis à des décennies de la Beat Generation originelle ; mon lien avec ce mouvement se situe au niveau de l’histoire et de l’héritage littéraire. Burroughs m’a conduit à Herbert Huncke et à The Huncke Reader, qui a eu un impact énorme sur moi, ainsi qu’au Livre de Caïn, Le Jeune Adam et The Invisible Insurrection of a Million Minds d’Alexander Trocchi.
Quand mon travail a commencé à attirer l’attention, j’étais considéré comme un « écrivain du web » – je publiais dans les premiers webzines aux côtés d’auteurs comme Benjamin Myers, Lee Rourke, Adelle Stripe, Tom McCarthy et Laura Hird. Nous avons perçu de nouvelles opportunités dans le monde numérique et nous les avons transformées en carrières d’écrivains traditionnelles. On nous appelait la « Off-Beat » Generation, peut-être à cause d’une sorte d’énergie punk partagée et de notre réaction contre l’écriture « Littéraire » avec un grand L ampoulée et consensuelle. Cette sensibilité punk, ce « allez vous faire foutre », a façonné nos écrits. Il y avait quelque chose de jubilatoire dans le fait de pouvoir impunément écrire tout ce qui nous passait par la tête tellement personne ne lisait ces étranges espaces littéraires en ligne. Quand des médias comme The Guardian ont commencé à s’y intéresser et à en parler, bizarrement, c’était déjà fini.
Parmi les auteurs contemporains qui m’ont profondément marqué, il y a Dan Fante, une figure quasi divine : ses romans mettant en scène Bruno Dante m’ont donné le sentiment d’avoir ma place parmi les écrivains. Ses encouragements ont changé ma vie, et sa disparition a marqué un tournant décisif pour moi. Les romans de Bret Easton Ellis, Zombies, l’œuvre de Nick Cave, ainsi que Trainspotting et Marabou Stork Nightmares d’Irvine Welsh ont tous eu un impact considérable, prouvant que les écrivains pouvaient encore être des rock stars. J’affectionne aussi des narrateurs qui sèment le trouble ; Boy Parts d’Eliza Clarke est un récent coup de coeur.
Avant de devenir écrivain, tu évoluais dans la sphère musicale. Quelle place occupe la musique aujourd’hui dans ta vie ? Avais-tu une musique fétiche pendant l’écriture de Du bleu sur les veines ?
Même si je ne joue plus dans des groupes, la musique ne m’a jamais quitté. Au moment où j’ai écrit Du bleu sur les veines, j’étais totalement désabusé par l’aspect commercial et je n’avais plus aucune envie de jouer professionnellement, mais je reste un fou de musique. C’est ce qui nous a unis, ma femme Vanessa et moi : l’amour de la musique… Notre collection de vinyles compte des milliers de disques, tous écoutés, tous achetés pour le plaisir.
J’envisage mon écriture à travers le prisme de la musique. Du bleu sur les veines a été fortement influencé par les premiers albums de Tom Waits, en particulier Heartattack and Vine et Small Change. Le jazz aussi : je suis un grand fan de Chet Baker. Ses albums européens plus tardifs – Ballads for Two (avec Wolfgang Lackerschmid), Diane, Live in Tokyo – ont constitué la bande-son de mon écriture. À cette époque, je venais de lire Deep in a Dream: The Long Night of Chet Baker, et j’étais probablement au sommet de ma passion pour Baker.
Tu es à un croisement. Tu choisis la route pour Nowhere, LA en noir et blanc, ou L’Interzone de William Burroughs ?
Franchement… aujourd’hui, je vois les choses différemment de l’époque où j’étais submergé par la dépendance ou quand j’écrivais Du bleu sur les veines. L’Amérique d’aujourd’hui ressemble à un pays malade, à l’agonie ; la décadence culturelle est omniprésente : promouvant drogues, endettement, colère, distraction. L’Amérique où j’ai débarqué en 1996 et qui m’avait totalement fasciné a disparu, remplacée par une machine qui veut briser ses citoyens, les ruiner et les vider spirituellement. Je m’apprête à retourner au Royaume-Uni, mais je pense qu’aucun endroit n’est préservé ; ce qui commence en Amérique se propage partout, symptôme d’un malaise plus profond.
Je me revois quand j’avais dix-huit ans, héroïnomane et sous l’emprise de Lou Reed, Burroughs, Chet Baker – un romantisme, en écho aux Romantiques. Ce monde n’existe plus ; même les drogues sont méconnaissables. Le fentanyl a remplacé l’héroïne. Produits chimiques bas de gamme, ersatz d’opiacés mixés à des tranquillisants, rappelant vaguement le produit d’origine comme un verre de Tang vous rappelle le jus d’orange. C’est un point de non-retour. Le temps est irréversible.
Au final, la direction choisie importe peut-être moins que le fait de toujours bouger. Ne restez pas immobiles trop longtemps, sinon vous vous ferez prendre. Et si vous pensez qu’ils ne veulent pas vous attraper, c’est que vous n’êtes pas attentifs. Bon sang, ils ne se donnent même plus la peine de le cacher ces temps-ci.
Virginie Bernard et Grégory Seyer
