Si le documentaire de Guillaume Ribot Je n’avais que le néant – « Shoah » par Lanzmann n’évite pas toujours le sentiment d’illustration des écrits de Claude Lanzmann lus en voix off, il est, entre autres, à son meilleur lorsqu’il raconte comment la parole sur l’horreur vécue peut émerger par les moyens d’un metteur en scène dirigeant ceux qu’il filme.

Mon premier souvenir de Shoah, c’est le visionnage d’une ou deux parties du film lors de sa diffusion à la télévision française dans les années 1980. Des années plus tard, je l’ai découvert en entier et ai saisi sa puissance non seulement en tant qu’oeuvre de mémoire mais aussi en tant que proposition de cinéma.
Shoah veut faire émerger l’horreur du présent, à travers la parole des survivants, des participants au processus d’extermination et des personnes qui vivaient « à côté » des évènements. Shoah est un film du souvenir, un film dans lequel les plans de trains rappellent autant les trains de déportés que le cheminement de la mémoire. Un film tourné sans images d’archives. Si Rivette a tiré de la Shoah un discours éthique sur la mise en scène, Lanzmann a construit un film dont le rythme respire l’ampleur romanesque.
Un documentaire canadien, Ziva Postec, la monteuse derrière le film Shoah, a d’ailleurs mis en exergue le travail sur 6 ans de la monteuse du film, sur 350 heures filmées sans scénario ni fil conducteur. Un matériau dont la partie non retenue fournira à Lanzmann la matière d’autres documentaires. Les rushes du film, légués par Lanzmann à l’United States Holocaust Memorial Museum (qui les a ensuite numérisés et mis gratuitement à disposition du public), forment justement la base de travail du documentaire de Guillaume Ribot Je n’avais que le néant – « Shoah » par Lanzmann.
Un documentaire dont la voix off, lue par le réalisateur, est tirée du Lièvre de Patagonie, autobiographie de Lanzmann dont l’aventure Shoah ne forme bien sûr qu’une partie. En quoi l’assemblage du texte avec des images non tournées apporte-t-il plus que l’écrit ? L’objectif de Ribot de produire un film dépassant la dimension commémorative pour rappeler que Shoah est aussi du cinéma est-il atteint ?
L’image relève ici assez souvent de la simple illustration de la voix off, du simple accompagnement visuel des péripéties d’un projet au long cours. Mais le recours au cinéma prend son sens dès qu’il s’agit de raconter comment faire parler (non sans avoir mené un long travail de recherche pour retrouver les témoins).
Faire parler Abraham Bomba, un rescapé qui tondait les déportées dans la chambre à gaz, en lui demandant de coiffer face caméra, dans un salon loué pour l’occasion, avec les mêmes gestes que dans les camps. Refaire chanter sur une barque en Pologne à Simon Srebnik -détenu qui fut sauvé par sa voix mélodieuse et qui chantait à la demande des nazis- un morceau chanté par le même Srebnik à un SS sur une barque à l’époque. Lanzmann fait émerger la parole en faisant rejouer le passé/la scène face caméra. Il est du coup compréhensible que le documentaire accorde autant d’importance à des séquences minoritaires dans une oeuvre majoritairement tournée en prise directe.
Shoah fut de plus un projet avec quelque chose de l’aventure, de la clandestinité, de la piraterie. Faute de savoir le vendre, Lanzmann fut incapable de récolter le moindre Dollar de financement d’organisations juives américaines sollicitées. Le tournage au long cours put durer grâce à des dons de particuliers. Faire parler les bourreaux va passer par la ruse. Lanzmann se fait fabriquer un vrai-faux passeport avec une fausse identité pour piéger d’anciens nazis vivant en Allemagne fédérale, parce que son nom « sonnait trop juif ».
Le recours au rushes prend justement aussi son sens lorsqu’il est question des manières détournées de procéder pour tenter d’amadouer d’anciens nazis. Organiser un dîner au restaurant pour le bourreau et son épouse. Utiliser une méthode digne d’un film d’espionnage pour capter clandestinement les images d’entretiens avec des anciens nazis et les envoyer dans un véhicule garé à proximité.
Une méthode qui échouera face à un membre des Einsatzgruppen : plus on monte dans la hiérarchie de l’horreur, plus le responsable est méfiant et susceptible de démasquer celui qui souhaite le piéger. Et au grand regret de Lanzmann Shoah ne comportera pas de témoignages de membres de ces unités mobiles d’extermination du IIIe Reich.
Dans les passages puissants et/ou malaisants du documentaire, on trouve les paroles d’un des révoltés du ghetto de Varsovie. Ou ce raccord entre un ancien nazi et un survivant chantant la même chanson, celle que devaient fredonner les déportés de Treblinka. Une autre scène forte aurait quant à elle été redondante dans un film montrant déjà copieusement les préjugés antisémites de certaines personnes ayat vécu « à proximité » des camps. Après avoir entendu un paysan polonais reprendre le vieil argument antisémite du « peuple déicide », Lanzmann lui demande si d’après lui son interlocuteur est juif. L’interrogé répond par l’affirmative en citant « l’accent ».
Le documentaire le rappelle : c’est en Pologne, là où Lanzmann a traîné des pieds pour se rendre et y poser sa caméra, que Shoah a trouvé son sujet, sa cohérence. Une scène sur sol polonais résume justement l’esprit du projet Shoah : pendant qu’un train s’arrête, la voix off raconte un autre arrêt de train, plus tragique, au même endroit.
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Ordell Robbie.
