A travers cet album, Guillaume Sorel a voulu transmettre le sentiment de peur. Le talent graphique est certes bien au rendez-vous. Mais si les corbeaux qui hantent le récit sont tout à fait lugubres, la chair de poule, elle, est plus discutable…

Dans un petit port tranquille de la côte galloise, haut lieu de villégiature de la bourgeoisie, une série d’événements tragiques s’enchaîne depuis quelques jours, plongeant la population dans l’effroi. D’abord, c’est une baleine, mystérieusement éventrée, qui est retrouvée sur la plage. C’est ensuite un couple qui est découvert mort dans son lit, comme piétiné par un troupeau de chevaux. Et ça ne va pas s’arrêter là… Un jeune homme, amateur de littérature fantastique, venu séjourner quelques jours dans le village, va s’efforcer de découvrir la vérité… sa quête va l’amener à rencontrer Deryn, une gamine aussi angélique que diabolique, toujours dans les parages lorsqu’un crime survient…
Comment susciter la peur en bande dessinée ? En puisant dans la littérature et le cinéma britanniques fantastiques, Guillaume Sorel a tenté de relever le défi. Avec Deryn Du, il s’est inspiré des écrits de l’écrivain gallois Arthur Machen, aujourd’hui quelque peu tombé dans l’oubli. Pourtant, Lovecraft le considérait comme une de ses influences majeures, aux côtés d’Edgar Allan Poe. Sorel convoque ici les légendes du pays de Galles avec son petit peuple, ses fées et ses fantômes, dans un récit horrifique mêlant surnaturel et poésie.
Coutumier des histoires fantastiques, Guillaume Sorel s’est déjà livré à plusieurs adaptations de romans d’auteurs du genre (Le Horla de Maupassant ou MacBeth de Shakespeare) et s’est inspiré de l’univers de Lovecraft dans la série qui l’a fait connaître, L’Île aux morts. Dans ce nouvel opus, il réhabilite en quelque sorte Arthur Machen en mettant en images l’univers du romancier britannique à travers quelques-unes de ses œuvres, notamment La Colline des rêves et Les Trois Imposteurs — et l’on peut voir dans le récit que ces deux titres font partie des livres de chevet du personnage principal.
Sorel possède un univers bien à part dans la bande dessinée, assorti à un talent graphique qui en fait un véritable artiste. Son trait tourmenté, voire déchiqueté, ne manque pas d’élégance, de même que la mise en couleurs révélant une grande maîtrise de l’aquarelle, le tout cadrant parfaitement au contexte victorien mâtiné de gothique. Les décors diurnes et solaires (pour représenter le petit port paisible et ses environs champêtres) alternent avec des ambiances nocturnes très sombres (dans les rues étroites où ont lieu les crimes). Les passages plus oniriques sont intégrés au récit dans une mise en page déstructurée, illustrant bien le chaos intérieur du jeune homme face à la fillette dont on comprendra vite qu’elle est un fantôme. Aussi charmante que machiavélique, celle-ci semble se réjouir des cadavres laissés sur son passage, avec en guise de signature une poupée énucléée.
Le scénario n’est pas trop compliqué à suivre, mais les séquences plus oniriques pourront en dérouter certains, malgré la force qui s’en dégage. En effet, celles-ci donnent lieu à de véritables tableaux où l’horrifique dialogue avec le surréalisme dans une abondance de détails. L’auteur a parfaitement su faire passer à l’image la tonalité littéraire de l’œuvre d’origine.
Quant à la question centrale, celle de savoir si Guillaume Sorel a atteint son but, il est plus difficile d’y répondre. La peur est toujours une notion très subjective, et des choses qui paraîtront effrayantes à une personne laisseront une autre de marbre. Si je dois m’exprimer à titre personnel, c’est avec le cinéma que j’ai éprouvé mes plus grandes frayeurs, mais (de mémoire) jamais avec la littérature ou la bande dessinée. Je comprends la fascination que peut exercer Lovecraft (dont l’univers surnaturel est apparemment assez proche de celui de Machen, et donc de cette histoire) sur beaucoup de gens. Le romancier étatsunien possédait certes une imagination fertile, mais j’ai toujours été moins convaincu par la capacité de ses romans à susciter véritablement l’angoisse par leur tournure un peu grand-guignolesque. De la même manière ici, l’approche consiste à montrer comment le quotidien le plus banal va s’effacer derrière le surnaturel, une recette lovecraftienne censée susciter la peur, mais utilisée par Sorel de façon trop démonstrative pour être crédible.
Vous l’aurez donc deviné, ce n’est pas avec Deryn Du que j’aurai ressenti ma première terreur en matière de BD. Mais surtout, la narration, trop relâchée pour impliquer suffisamment le lecteur, n’est pas ce qui fait le point fort de cet ouvrage.
Du reste, cette lecture est loin d’être désagréable. Néanmoins, elle vaut davantage pour sa qualité graphique que pour son contenu, quand bien même on pourra être sensible à cette exploration des mondes parallèles. On relèvera la présence en fin d’ouvrage d’un cahier graphique des travaux préparatoires de l’auteur, incluant les projets de couvertures.

Laurent Proudhon
Deryn Du
Scénario & dessin : Guillaume Sorel
Editeur : Dupuis
136 pages – 25 €
Parution : 17 octobre 2025
Deryn Du — Extrait :

