Harry Cloud – Lost Acres : étranges vibrations…

Harry Cloud propose un disque transformé en film d’animation, où bruitages, instruments et images bricolées se conjuguent pour créer une expérience sensorielle totale. Une œuvre inclassable, à la croisée de l’art brut et de la musique expérimentale.

HARRY CLOUD

On pourrait faire un parallèle entre les créatures anthropomorphiques de Ladislas et Irène Starewitch dans The Story of the Fox, sorti en 1937, et les monstres, freaks et autres bestioles confectionnés par Harry Cloud et Tawd Dorenfeld illustrant son dernier album. Lost Acres est un disque reconstitué sous la forme d’un film d’animation, où matières organiques et déchets récupérés s’entrecroisent pour donner naissance à une odyssée hallucinée, d’où émergent des personnages et des figurines comme sauvés d’une décharge industrielle. L’association musicale avec le visuel symbolise la dégénérescence globale du monde, plus particulièrement les sentiments déchiquetés, les régurgitations de substances corporelles et les déjections symboliques de l’âme. La discographie de Harry Cloud dépasse le cadre d’une simple écoute : elle s’inscrit dans une physiologie où chaque sens se transforme et se prolonge au-delà d’un effet immédiat et éphémère. L’artiste freak n’a jamais autant bousculé les codes fonctionnels de la composition, pour aboutir à un morphisme d’une plasticité charnelle rafistolée avec différents matériaux.

Harry Cloud - Lost acresD’indé à indésirable, il n’y a qu’un pas. Vouloir lutter contre les nuisances sonores peut paraître rétrograde dans une société interconnectée, tout autant que vouloir, à raison, dénoncer la folie d’individus aspirés par leurs portraits. C’est pourquoi l’individualisme s’investit dans des activités parcellaires, incomplètes et confuses. Chez Harry Cloud, l’imaginaire se bouscule constamment au portillon, et l’art brut est une compagne fidèle depuis 2003.

Face aux contraintes imposées par la machine corporative, n’est-il pas libérateur de s’asseoir sur son trône en faisant la nique aux labels voraces et carnivores, qui vident l’essence de l’œuvre car trop peu commerciale ?

Sous l’apparat d’un disque bordélique, l’intégralité de Lost Acres est un exutoire, le reflet le plus réaliste qui soit de notre pauvre monde phagocyté par ses contradictions, comme si quiconque pouvait se soustraire à la condition dans laquelle chaque individu n’est qu’un simple rouage, une donnée numérique. The National Anthem entérine définitivement l’idée d’un manifeste romantico-empirique. Portée par l’exquise voix fiévreuse d’Ingrid Andress, ayant interprété l’hymne The Star-Spangled Banner dans un état second lors d’un derby de football américain, la version est ici non édulcorée mais reconstituée par la section instrumentale, comme pour enfoncer le clou dans le crâne d’un événement placé sous le signe d’une liesse populaire.

Dans cet amoncellement d’images se succèdent d’étranges vibrations, susceptibles de créer une addiction et le besoin irrépressible de rembobiner le film, divisé en deux versions. Il faut souligner la participation notoire de Paul Roessler aux claviers et à la production depuis 15 ans, dont le rôle spécifique est de créer des nappes d’aspect analogique dans l’univers multidimensionnel de Harry Cloud, dont I Eat Rubber est la parfaite illustration : entre gaming sounds et space synth, la plongée lysergique prend toute son importance grâce aux effets stéréophoniques et à la voix toujours sur la tangente de son auteur.

C’est avec Red Eye que l’aspect groupe refait surface (les instruments sont tous joués par Harry) avec ces guitares étirées dont les oscillations constituent une signature perceptible des œuvres d’un artiste hors normes. Il faut noter la grande part de titres instrumentaux complémentaires l’un de l’autre, entre The Birds Whistling et Chicken’s Thought (dont le titre ne manque pas d’un certain humour), chaque extrémité du pont se rejoignant. La musique de Mister Cloud reste encore un mystère, mais fera l’objet de discussions passionnantes, de sujets inhérents à la musicologie, un nuage sonore capable de se modifier en un instant. C’est ce son malléable, déformé et dissonant qui caractérise le génie d’un compositeur injustement reconnu comme tel : inclassable. L’inévitable devant se poursuivre, rien n’est prévisible dans ce disque déconcertant, resté à l’état dématérialisé mais pouvant servir de bande-son à un film psychédélique.

Justement, la rencontre récente avec Keith Hendriksen va se concrétiser sous la forme d’une véritable formation musicale. Prolifique et toujours en état de création, gommant les styles prédéfinis, la curiosité ne peut qu’être le moteur des prochaines aventures scéniques de Harry Cloud.

Franck Irle

Harry Cloud – Lost acres
Autoproduction.
Date de sortie : 31 Octobre 2025

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