Accueilli de manière délirante par la critique française en pâmoison, Poussière d’or est un bel album de Stephan Eicher, mais c’est un album qui pose quand même pas mal de questions, surtout si on le replace dans la perspective de sa trajectoire musicale.

La première fois où j’ai vu Stephan Eicher sur scène, c’était le 18 novembre 1987 à la Cigale, c’était l’époque de l’album Silence : il était seul entouré de machines, et à la fin de son set, dont le point culminant était son tube électro pop Combien de temps, il nous a jeté ses disquettes (à l’époque, elles étaient molles, et flexibles, on ne pouvait pas avoir mal si on se les prenait en pleine figure !). 38 ans plus tard, j’écoute Poussière d’Or, son dernier album, porté par une critique dithyrambique qui n’a pas assez de vocabulaire pour célébrer Eicher : « un grand poète du quotidien », « un refuge musical lumineux face à l’angoisse ambiante », « un disque majuscule, hautement poétique », etc. N’en jetez plus, la cour est pleine ! Rappelons quand même à tous ses admirateurs de la 25ème heure que Stephan Eicher, tzigane helvète, a commencé comme un artiste polyglotte et un musicien touche-à-tout : il chantait en allemand, en anglais, en dialecte de Berne, en français ; il assumait des identités musicales différentes, du rock frontal et bien lourd comme on aimait dans les années 80-90, de la chanson française, de l’électro, de la musique « folklorique » de sa région natale…
La rencontre avec Philippe Djian a changé beaucoup de choses : elle a donné naissance à quelques grands morceaux, sur les Eidelberg et Carcassonne, mais a surtout transformé Eicher en chanteur « à succès », presque populaire en France : le français est devenu comme la langue “officielle” de ses albums, construits autour d’un univers textuel très marqué par les thèmes que l’on trouve également dans les livres de l’écrivain. Une mélancolie maline et élégante, pas mal d’ironie – qui sait ne pas tomber, heureusement, dans le second degré -, des sentiment amoureux abîmés, un quotidien blessé, cabossé, voire déglingué. Il faut toutefois admettre que Djian lui a apporté une force de projection romanesque qu’il n’avait pas tout seul : des personnages, des situations, une façon de parler de la sensualité, de la lassitude, de la fuite, qui sont devenues au fil du temps la « signature Eicher » pour le grand public. Jusqu’à en arriver à ce Poussière d’or, où quasiment tout est en français, et écrit par Djian (sauf la parenthèse en bernois). Au point où il n’est pas absurde de se demander si Poussière d’or, c’est encore Eicher interprétant Djian, ou bien Djian parlant à travers Eicher ?
Poussière d’or est un beau disque, mais on peut parler à son propos – sans mauvaise foi – de « rétrécissement de spectre », ce que les critiques bienveillantes qualifient de plus de cohérence… Comme si l’Art devait être poli, prudent, sage, agréable à côté, et que les « zigzags » et les ruptures stylistiques n’étaient que des preuves d’immaturité, de « manque de sagesse ».
Pourtant, toute à leurs superlatifs quant à la finesse et à la discrétion de la production du disque, est-ce que les laudateurs ne passent pas à côté de l’un des problèmes évidents de Poussière d’Or, celui de la qualité des morceaux ? L’album commence très mal, avec Poussière d’Or, une mauvaise chanson, informe, sirupeuse, qui ne mérite pas d’y figurer, encore moins de l’ouvrir, de le représenter. Il continue avec Je Plains Celui, et un texte malin de Djian, qui pourrait presque, avec un peu plus de courage, être une déclaration politique, ou au moins morale et éthique : le problème, au delà de l’ambiguité inutile de certaines affirmations, c’est que la chanson sonne comme un titre de Louise Attaque ! Sauvage continent est plus intéressant, mais, paradoxalement, aurait certainement été meilleur en format rock, voire même « stadium rock », comme à l’époque de Carcassonne.
On dit et Lumière sont deux morceaux pudiques, sensibles, parfaitement chantés et produits, qui nous touchent, oui, mais Eicher a seulement oublié de les équiper de mélodies convaincantes. Une déficience partiellement corrigée avec Fontaine, qui retrouve en deux minutes quarante quelque chose de l’âme jadis taquine de Stephan : il y a des idées simples, mais efficaces, c’est à dire ce qui manque sur pas mal de chansons de ce Poussière d’Or. La preuve, c’est la SEULE chanson du disque qui s’inscrit dès la première écoute dans notre mémoire.
Toute la place nous fait une fausse joie avec ses notes et ses beats électro en entrée, on sent qu’il y aurait là une piste à creuser : le refrain est bien trouvé, mais la chanson aurait été plus intéressante en assumant franchement un véritable décollage, au lieu de se la jouer « en mode mineur ». Mais même ainsi, c’est un autre sommet de Poussière d’or. L’inspiration retombe malheureusement tristement avec le fade Au-dessus des blés : on ne peut pas s’empêcher de penser que Dominique A, sur ce thème, aurait fait une chanson plus tranchante, plus malaisante. Entre creux et bosses est le texte le plus maladroit de Djian de tout le disque : raconter la vie comme la promenade d’un chien ne vole vraiment pas très haut ; ça pourrait être drôle, c’est juste un peu ridicule.
Cheveux Blancs aborde plus frontalement la question de l’âge, qui est évidemment le sujet central du disque (et un sujet essentiel de tous les romans récents de Djian…), même si en filigrane, de l’album. Mais là où la chanson devrait « faire mal », comme faisaient mal les meilleurs collaborations entre Eicher et Djian, on a à nouveau l’impression qu’il s’agit ici de retenir ses coups. Bliib No Chli, marqueur de l’amitié fidèle de Martin Suter, dénote évidemment (et positivement), mais reste en deçà de la fantaisie baroque que déployaient les meilleurs titres en suisse allemand (et quelle idée que ce solo de trompette particulièrement décalé et mal venu ?). Au secours est une conclusion catastrophique, aussi ratée que l’était l’ouverture de l’album : au lieu de laisser percer un peu d’angoisse derrière la « sagesse » lénifiante qui a prévalu au long de l’album, on a droit à du sirop, du swing convenu, et des banalités indignes de Djian sur l’importance de nos enfants : « au secours », en effet !
Alors oui, on comprend bien cette idée de « refuge » où l’auditeur puisse se sentir chez lui, protégé même de l’horreur du monde… mais est-ce vraiment ce dont nous avons besoin ? Poussière d’Or est délicat, subtil, impeccablement produit… il démontre un joli savoir faire. Mais sa beauté est surtout calibrée et évidente, soignée et prudente. Il nous donne plutôt envie, pour la suite, de voir Stephan Eicher remettre un peu d’irrégularité dans ce bel édifice : pourquoi ne pas écrire de nouveau seul, en refermant la « parenthèse Djian » qui a phagocyté tout le reste, pourquoi ne pas glisser à niveau des morceaux colériques en anglais, pourquoi ne pas revenir à la rugosité du suisse allemand ? On aimerait bien qu’il n’accepte pas cette nouvelle image de chanteur sage pour « gens de son âge ». Qu’il nous rappelle qu’avant d’être le plus fidèle des amis, il fut un magnifique imposteur polyglotte. Un provocateur qui jetait à pleines poignées ses disquettes à la figure de son public.
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Eric Debarnot
Stephan Eicher – Poussière d’or
Label : Universal Music / Barclay
Date de parution : 28 novembre 2025
