Un an après l’exubérance lumineuse d’El Magnifico, Harcourt revient avec Orphic, disque resserré, hivernal, hanté de fantômes. Un album mineur ou bien un beau disque secret parfait pour les longues nuits ?

Sans doute était-ce prévisible… Logique, même, si l’on considère l’ambition artistique d’un Ed Harcourt, qui a toujours privilégié le chemin de son inspiration plutôt que celui du succès commercial : El Magnifico nous avait enchantés, grâce à l’exaltation, voire la flamboyance qui caractérisait ses moments les plus forts. Le chapitre suivant de la discographie d’Ed Harcourt devait forcément aller dans une direction opposée : si la démesure, la générosité des chansons et de l’orchestration somptueuse du bien nommé El Magnifico lui allaient comme un gant, il ne pouvait que nous proposer avec Orphic son… « négatif » (comme en photographie). Un disque resserré sur lui-même, un album de lumière tamisée, d’un intimisme qui évoque la retraite de l’artiste en lui-même.
Dans Orphic, la guitare acoustique – sur laquelle Harcourt a composé pour la première fois ses chansons – a remplacé le piano dans le rôle principal. Les tempos sont ralentis, les mélodies sont moins souveraines, moins immédiatement évidentes. Le disque traite avant tout de la perte, évoque le frôlement de fantômes, les frissons d’un hiver – intérieur ? – qui est arrivé, avec la cinquantaine, sans qu’on s’en aperçoive. Ce qui ne veut pas dire que la douleur, le chagrin, le deuil soient ici exposés à tous les regards, bien sûr. La beauté du disque – très différente de celle de son prédécesseur – réside dans sa mélancolie, dans sa fragilité. La majorité des chansons peuvent être qualifiées « d’éthérées », la production est la plupart du temps dépouillée, et la voix de Harcourt monte plus haut, quand elle ne se fait pas murmure. Du coup, Orphic nécessitera beaucoup plus d’écoutes que El Magnifico pour se révéler.
Tout cela est clairement posé avec la très discrète ouverture qu’est Under The Still And Lonely Sky : un choix de production paradoxal que cette douce tristesse hivernale contrastant avec le texte qui est l’un des plus rudes, les plus directs d’Orphic. « She breaks the horses that can’t be tamed / She bends the rules of most every game / I think about her wilder side / … / She’ll wipe the blood from your wedding suit » (Elle dompte les chevaux indomptables / Elle transgresse les règles de presque tous les jeux / Je pense à son côté sauvage / … / Elle essuiera le sang de votre costume de mariage). Une chanson qui nous effleure alors qu’elle aurait pu nous mordre. Et après un By the Light of the Silver Morning qui nous fait frissonner sans réellement atteindre notre cœur, A Ghost Walked Through Me est la première grande chanson du disque : inspirée par la disparition d’un ami proche, elle réunit tout le savoir-faire de Harcourt, une mélodie quasiment surnaturelle de minimalisme et de séduction à la fois, et surtout une tension émotionnelle qui refuse de se manifester trop ouvertement. L’enchaînement avec O’Gentle Death est parfait, et c’est finalement cette chanson qui explicite pleinement ce qui n’était que suggéré jusqu’alors : la Mort, la douceur aussi, tout revient dans une valse lente qui (est-ce l’effet du piano, plus présent ?) ne fuit pas la splendeur comme les titres précédents. Sans doute le premier sommet d’Orphic. Mais cet enchaînement illustre aussi le thème « orphéen » suggéré par le titre du disque : l’artiste, regardant en arrière, composerait chacune de ses chansons comme une tentative de faire revenir les morts.
Mercurial a quelque chose des chansons calmes et tendres du Nick Cave de l’âge adulte, mais sans bénéficier de l’évidence inimitable de la voix du plus grand crooner de notre époque. Winter’s Sigh est le seul titre dépassant les cinq minutes, et est clairement voulu comme la « grande pièce centrale » du disque, en toute modestie : « When the sky seems so sad / And the clouds start to cry / Don’t forget it’s not so bad / It’s just a heavy winter’s sigh » (Quand le ciel semble si triste / Et que les nuages se mettent à pleurer / N’oublie pas que ce n’est pas si grave / Ce n’est qu’un lourd soupir d’hiver) est le refrain le plus obsédant, le plus parfait de l’album. Baby’s Gone to Seed est l’anomalie la plus flagrante d’Orphic : un morceau très cabaret, qu’on verrait plus chez Rufus Wainwright et son petit théâtre baroque qu’ici. Sans doute s’agit-il de nous rappeler que, derrière toute cette élégance et cette tristesse, Ed Harcourt n’est pas dupe de son propre savoir-faire mélancolique ? Ou peut-être est-ce qu’il se rappelle lui-même qu’il sait aussi être joueur ?
Le final de The Patron Saint Of Restless Dreamers nous rappelle d’ailleurs que peu importe finalement si la lumière brille ou pas au cœur de l’hiver : l’important est de la rechercher. Même si c’est dans le fond d’un verre d’alcool : « If you’re looking for a savior, you won’t find one here / But I can pour a stiff drink, lend a tender ear / The patron saint of restless dreamers is always on your side » (Si tu cherches un sauveur, tu ne le trouveras pas ici / Mais je peux te servir une boisson bien raide, t’écouter avec tendresse / Le saint patron des rêveurs sans repos est toujours de ton côté).
Après 25 ans de carrière, et après avoir aligné les excellents albums, on peut déplorer qu’Ed Harcourt soit toujours dans l’ombre, qu’il soit resté un artiste « fragile » : rappelons quand même qu’il avait été nominé pour un Mercury Prize alors qu’il avait à peine plus de 20 ans, et que les critiques de ses disques ont toujours été très positives. Il n’est pas « visible » pour autant, et la parution d’Orphic a été particulièrement discrète, finalement peu commentée. Alors, il s’agirait là d’un disque mineur, qui fait peu de bruit au milieu des sorties des poids lourds de la « Pop » ? Peut-être. Mais dans la catégorie de ceux que l’on garde tout près de notre cœur, longtemps. Et longtemps après que le bruit médiatique des « disques majeurs » est oublié.
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Eric Debarnot
Ed Harcourt – Orphic
Label : Deathless Records
Date de parution : 14 novembre 2025
