La Série Noire fête cette année ses 80 années au service du polar. A cette occasion, ce sont les femmes qui sont mises à l’honneur avec quelques belles rééditions et un ouvrage passionnant qui rappelle l’importance jouée par les femmes dans la création et le développement de cette collection mythique.

En juin dernier, la Série Noire a exhumé de son monumental catalogue deux romans américains écrits par des femmes : A contre-voie de Gertrude Walker et La Cinquième femme de Maria Fagyas. Ces rééditions en format semi poche n’étaient en fait que le prélude de la célébration d’un anniversaire exceptionnel. Créée en 1945 par Marcel Duhamel, la Série Noire a donc 80 ans cette année et la directrice de la collection, Stéfanie Delestré, a eu la très bonne idée de mettre les femmes à l’honneur et de rappeler le rôle qu’elles ont joué dans l’épanouissement de la Série Noire et, plus généralement, dans le développement d’un genre – le polar – trop souvent considéré comme essentiellement masculin. En cette fin d’année, deux nouvelles rééditions ont paru, accompagnées d’un ouvrage formidable signé à quatre mains par deux grands spécialistes du roman noir, les universitaires Natacha Levet et Benoît Tadié.

Commençons avec Dolores Hitchens, romancière quelque peu oubliée aujourd’hui mais qui fut régulièrement publiée par la Série Noire dans les années 70. Factrice, triste factrice est un polar psychologique qui met en scène une jeune femme fraîchement débarquée à New York. Naïve et idéaliste, Jennifer entretient Tom, son petit-ami, un dramaturge aussi prétentieux que fainéant. Complexée mais courageuse, elle travaille en tant que dactylo pour satisfaire les caprices de Tom et subvenir aux besoins les plus fondamentaux du jeune couple. Mais tout bascule lorsqu’elle reçoit une lettre d’un vieil oncle excentrique qui lui demande, en échange d’une belle récompense, de livrer, en mains propres, quelques lettres bien mystérieuses… Malgré cette intrigue assez mince et, avouons-le, invraisemblable, Factrice, triste factrice reste une lecture agréable pour le portrait qu’il brosse de cette jeune fille qui, en découvrant les secrets de son oncle, ouvre surtout les yeux sur le mensonge que constitue sa propre existence. La couardise et la vénalité de Tom lui sont révélées à mesure que le récit progresse et que la jeune fille s’émancipe de cette relation toxique. Écrit en 1971, Factrice, triste factrice n’est pas un roman inoubliable mais sa réédition nous offre l’occasion de (re)découvrir une romancière qui inspira notamment le Bande à part d’un certain Jean-Luc Godard.
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Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Frère et révisé par Estelle Jardon.
272 pages – 14 €

L’Ange déchu de Marty Holland est nettement plus convaincant. Seul véritable succès de cette romancière (le livre fut très vite porté à l’écran par Otto Preminger), L’Ange déchu est un pur roman noir, de facture très classique, mais qui charme encore aujourd’hui par son ambiance grise et poisseuse. Tout commence comme dans un roman de James M. Cain. Eric Stanton, le narrateur, est un escroc sans grande envergure qui arrive en car dans une petite ville de Californie. Il entre dans un restaurant et tombe immédiatement sous le charme de la serveuse. Autant dire que Marty Holland reprend ici à quelques détails près le point de départ du Facteur sonne toujours deux fois. Devenus amants, Eric et Stella décident de monter un coup : Eric doit séduire Emmie Barkley, une jeune et naïve jeune fille du coin qui vient d’hériter d’une forte somme d’argent. Bien évidemment, leur plan ne va pas du tout se passer comme prévu. Meurtre, jalousie, flic retors et pervers, Holland s’empare de motifs bien connus et les agence tout au long d’une intrigue classique mais très efficace. Pourtant, son roman se distingue du tout venant de l’époque, notamment par son atmosphère très particulière. La Californie de L’Ange déchu n’est ni ensoleillée, ni chaude. Froide, humide, nimbée d’un brouillard persistant, elle constitue le décor grisâtre du livre, et contribue grandement à sa réussite. Ajoutons que le dénouement devrait surprendre plus d’un lecteur et que cette fin plus hollywoodienne que tragique distingue aussi nettement Holland de Cain, auquel le roman aura tout de même beaucoup fait penser.
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Trad. de l’anglais (États-Unis) par France-Marie Watkins et révisé par Manon Malais
256 pages – 14 €

Deux redécouvertes donc, qu’accompagne un ouvrage passionnant : Les Femmes de la Série Noire. Cet essai, on le doit à deux grands spécialistes du genre. Benoît Tadié est l’auteur de deux livres indispensables sur le polar américain, tandis que Natacha Levet a publié une somme sur le roman noir français. Ensemble, ils ont donc œuvré à l’écriture d’un livre qui retrace les multiples rôles joués par les femmes dans le succès de la Série Noire. S’il est désormais bien connu que c’est une femme (Germaine Gibard, future femme de Duhamel) qui imagina la fameuse couverture, les travailleuses de l’ombre (agentes, traductrices, correctrices, etc.) sont en revanche les grandes oubliées de cette incroyable aventure éditoriale. Tadié et Levet leur rendent ici un hommage documenté et précis permettant de mesurer l’importance de ces femmes dans le succès de la collection. Puis ce sont quelques grandes plumes féminines que l’ouvrage se propose de réhabiliter, en rappelant que le catalogue de la Série Noire, même s’il est essentiellement composé de plumes masculines, propose de nombreuses voix féminines de premier plan. Des Américaines (Leigh Brackett, Gertrude Walker, Dolores Hitchens, Marty Holland), des Françaises (Janine Oriano), nombreuses sont les romancières qui ont enrichi un fond d’une exceptionnelle richesse.
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176 pages – 19 €
On l’aura compris, ces rééditions et cet essai sont indispensables pour tous les amoureux de la Série Noire et, plus globalement, pour tous les amateurs du genre. C’est tout un pan de l’histoire du polar que l’on peut redécouvrir à l’occasion de l’anniversaire de la plus mythique des collections !
