Nos 50 albums préférés des années 80 : 4. David Bowie – Scary Monsters… and Super Creeps (1980)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 80, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, on reparle de Scary Monsters, l’un des sommets de la prodigieuse discographie de Bowie, qui nous manque toujours tellement !

Scary Monsters Photo Brian Duffy
Photo : Brian Duffy

A la trentaine, David Bowie savoure le chemin parcouru depuis son adolescence quand il rêvait à la célébrité dans sa banlieue londonienne. Pari réussi ! En 1980, il observe avec curiosité la nouvelle vague d’artistes britanniques, d’autant plus que certains d’entre eux sont sous son influence manifeste, surtout depuis les disques Low et “Heroes”. S’il assiste à plusieurs concerts de Human League qu’il apprécie beaucoup, Bowie s’agace pourtant de quelques pâles copieurs sans intérêt, tels que Gary Numan, un fan plutôt clone ayant alors un joli succès par ailleurs… Il fait même dégager ce dernier d’un studio, lors de l’enregistrement d’une nouvelle version de Space Oddity pour une émission diffusée à l’occasion du Nouvel An. A l’épure d’une douze cordes, la chanson du major Tom reprend alors vie pour un instant sur les écrans britanniques, depuis une cellule d’asile…

Scary Monsters pochetteBowie réside à New York, écumant les salles de concert et les boites de nuit, le Club 54 en particulier… le cœur atomique de la fête. Une page se tourne d’ailleurs, lorsque son divorce avec Angela est enfin prononcé : David obtient la garde de leur fils Duncan, tandis que madame Barnett reçoit une jolie somme, payable sur dix ans. Sans oublier une clause lui imposant le silence ! On n’est jamais trop prudent vu les petits secrets d’un mariage très élastique, que la dame ne manquera pas de déballer à terme dans Backstage, un livre vraiment crapoteux. David Bowie invite peu après Tony Visconti à le rejoindre avec la promesse de lui faire entendre de la nouvelle musique. Débarquant de Londres, alors qu’il patauge en pleine crise conjugale, le producteur est très agacé de découvrir alors que son camarade n’a en fait pratiquement rien préparé : « Juste quelques accords… tu me connais… » lui avoue Bowie ! Après une nuit de réflexion, Visconti décide finalement de rester à New York : « C’était un dilemme et, comme toujours, c’est le travail qui a gagné. » Pour cette nouvelle collaboration, les deux amis vont vraiment se faire plaisir…

Les sessions de Scary Monsters débutent en février à Manhattan au Power Station, studio créé par Tony Bongiovi, un petit génie de l’acoustique. C’est un véritable paradis pour les amoureux du son, puisque l’endroit dispose en nombre de belles machines, telles que des égaliseurs Pultec à lampes, qui délivrent « le son analogique des rêves érotiques » selon Visconti, visiblement emballé… Bowie compose avec le fameux DAM trio – Carlos Alomar, George Murray et Dennis Davis – de superbes bases rythmiques dont certaines passèrent à la trappe, telles que Is There Life After Marriage ? Question d’actualité pour le duo… D’autres musiciens sont de la fête. Tandis que Bruce Springsteen enregistre The River à côté, son pianiste Roy Bittan joue sur Ashes To Ashes et Teenage Wildlife. Idem pour le jeune Chuck Hammer dont la guitare synthétiseur GR 500 intrigue un Bowie très curieux de cette nouveauté. Invité également lors de ces sessions, Tom Verlaine perd son temps à tester la trentaine d’amplis à disposition jusqu’à lasser Visconti et Bowie, qui partent déjeuner au restaurant… Une occasion manquée. Après trois semaines, It’s No Game est la seule chanson à prendre tournure parmi ces instrumentaux, comme ce Crystal Japan qui finira en bande son d’une publicité nippone. Bowie décide ensuite de faire une pause, le temps nécessaire à d’autres trouvailles.

UNCREDITED_-_Bowie_shooting_Ashes_video__Ashes80-DBmakeup-by-Sharah-location-Polaroid_1688992486Bowie veut frapper fort avec « un album très complet et bien conçu » selon son expression, l’occasion de purger une partie de son passé, tout en préparant sa sortie de RCA, qui lui pèse depuis des années. Quoi de mieux qu’un bon disque pour faire monter les enchères en vue d’un nouveau contrat ? Ce petit malin du clonage recycle habilement des “fonds de tiroirs”, composant tous les titres, à l’exception notable de Kingdom Come, la reprise de Tom VerlaineIggy Pop se souvient ainsi de Running Scared – le futur Scary Monsters – que Bowie lui joua à la guitare à Los Angeles en 1974. Quant à It’s No Game, la chanson vient en droite ligne de Tired Of My Life, une composition d’adolescence. Une autre chanson, I Am A Laser, enregistrée par le trio des Astronettes, un groupe éphémère de Bowie, refait surface avec Scream Like A Baby. Et Teenage Wildlife ne peut renier sa parenté avec “Heroes”. Sur Fashion, les lyrics reprennent même le titre People From Bad Homes des Astronettes, tandis que le refrain Beep Beep figurait déjà sur la chanson Rupert The Riley, une jolie curiosité de l’époque Hunky Dory. Avec de la suite dans les idées, « David ne gaspillait jamais une chanson, ni une idée (…) C’est une autre chose importante que j’ai apprise : ne jetez rien » dixit Iggy ! Au passage, Bowie trouve l’idée du titre de l’album sur un slogan publicitaire des céréales Kellogs : Scary Monsters And Super Heroes !

Scary Monsters backAu printemps, Bowie traverse de nouveau l’Atlantique pour reprendre l’ouvrage au studio Good Earth à Soho, cette fois-ci avec des lyrics et des mélodies en tête, qui filent d’emblée la chair de poule à Visconti. Dans le studio londonien, Bowie enrichit les bases rythmiques du DAM trio par de multiples overdubs. C’est le cas des parties de Pete Townshend et Robert Fripp, pour donner « une touche de guitare britannique au mélange éclectique des styles musicaux new-yorkais » raconte Visconti, qui joue aussi de la guitare acoustique à l’occasion. Sur Because You’re YoungTownshend fait le job en une petite heure tout en vidant sa bouteille de vin rouge… sans oublier quelques moulinets, fidèle à sa réputation… Branché sur une console Trident TSM, avec sa multitude de pédales d’effets, Fripp déroule un rock très racé sur It’s No Game (No. 1), Up The Hill Backwards , Scary Monsters, Teenage Wildlife et Kingdom Come ! Et Fashion aussi, dont le solo de folie furieuse fut enregistré à 10 heures du matin : pas évident à jouer après une nuit de route de retour d’un concert… Quant à Andy Clark, le musicien oeuvre sur plusieurs titres, dont Fashion, avec son intro saccadée au séquenceur, quand Bowie se paie les suiveurs de toutes sortes, et Ashes To Ashes, qui s’achève sur un festival de claviers.

Toujours en quête de leur Sgt Pepper, leur blague habituelle à chaque collaboration, Visconti et Bowie se lancent dans une expérimentation totale : « C’était le principe de base. Et nous nous sommes pris très au sérieux » raconte l’Américain. A l’oeuvre dans son studio, le producteur manipule le son à mort avec de nombreux montages, superposant à foison les couches instrumentales. Jouant sans cesse de ses machines dont le fameux Harmonizer Eventide parmi tant d’autres, Visconti calcule ses effets, comme le son d’un “chien qui aboie” programmé avec un synthétiseur Wasp sur la chanson Scary Monsters, sans oublier le traitement percutant de la batterie de Dennis Davis. Après son dernier chant sur Fashion, initialement titré Jamaica qu’il faillit abandonner avant de trouver in extremis des lyrics en une nuit, Bowie se lance aussitôt avec son ami dans le mixage final. A l’écoute des démos disponibles sur le très recommandable bootleg Vampires of Human Flesh, le résultat final témoigne de l’alchimie spectaculaire du duo à la console : « David et moi passions des heures et des heures sur le mixage, à la recherche d’un rendu sonore assez jouissif. » Si les deux versions d’Its No Game comportent ainsi le même base musicale, les overdubs et le mixage modifient totalement la chanson, l’explosion en intro, l’apaisement au final. Pour boucler davantage la boucle, Visconti encadre l’album par le déroulement d’une bande magnétique sur son magnétophone Lyrec 24 pistes.

Surprise ! Le fan est d’abord cueilli à froid par la voix de Michi Hirota, l’actrice japonaise shootée sur la pochette de Kimono My House de Sparks, récitant un texte dans sa langue natale, bien plus samouraï que geisha… avant que David ne parte en vrille dans un chant halluciné, dans ce qu’il appela plus tard une « exagération à la Bowie » ! Une ouverture d’anthologie, du décompte de Dennis Davis à la guitare de Robert Fripp jusqu’au SHUT UP final… A vif… De la rage animale du début à la voix (c)lasse sur le dernier titre, Bowie déroule à l’aise sur tous les registres comme s’il changeait de personnage à chaque fois, de la menace sur Scary Monsters au vibrato et falsetto sur Kingdom Come. Et un énorme coup de cœur pour le maniérisme délicat de Teenage Wildlife – qu’il reprit souvent sur scène par la suite avec « des passages intéressants qui peuvent vous piéger, un défi stimulant à relever en concert » de son propre aveu. Ingénieur du son aux studios Good Earth, Chris Porter se souvient encore de la performance de l’artiste : « Sa voix changeait presque comme une imitation. Il jouait les parties des chansons de manière viscérale […], son corps tout entier changeait pendant qu’il chantait. Il dégageait une véritable énergie, tout son corps était chargé lorsqu’il se mettait à chanter. » Comme jamais dans sa carrière, Bowie recourt aussi à de très nombreux chœurs, avec un décalage très accrocheur, partageant volontiers le chant avec Tony Visconti, Lynn Maitland et Chris Porter. Dans le genre, Up The Hill Backwards atteint un sommet lorsque Bowie fond sa voix dans cette chorale comme « l’incarnation même de l’indifférence », avant que Fripp ne finisse par mettre le feu dans cette affaire.

Scary Monsters Face 1Ne laissant rien au hasard, Bowie a bel et bien ruminé ses lyrics pendant des semaines avant de revenir en studio. A ce titre, Scary Monsters dévoile davantage d’une psyché complexe et Bowie bascule alors dans un univers sinistre et angoissé, proche du climax à la Diamond Dogs et The Man Who Sold The World. Dans une course trépidante, Scary Monsters évoque ainsi une relation bien ravagée, avec « un chœur démoniaque chantant à travers les pales d’un hélicoptère » se souvient Visconti. De sa voix la plus maniaque, avec des pointes d’accent cockney, Bowie autopsie la déchéance d’une jeune femme, désormais à la ramasse totale, pendant que Fripp déroule à la guitare dans son couloir. Au passage, cette chanson lorgne méchamment du côté de She’s Lost Control de Joy Division, tant dans les lyrics qu’avec la cloche traitée par une pédale de distorsion de guitare sur une idée de Visconti. Dans un interview, Bowie évoque alors son intérêt pour le groupe mancunien, guère surprenant quand on sait l’influence des albums The Idiot et Low sur Ian Curtis et ses camarades. Sur la face B, Scream Like A Baby sombre clairement dans une paranoïa orwellienne à la 1984, torturant sans cesse un certain Sam et le narrateur de la chanson, peut être parce qu’ils sont des faggots ? Encore une fois, Bowie incarne pleinement le malaise, d’autant plus que Visconti passe sa voix en vitesse variable sur les deux canaux, l’une ralentie, l’autre accélérée, comme le dévoilement d’un chaos intime… Le chanteur peine à finir ce : « Now I’m learning to be a part of societ… societ… s…« , balbutié dans un dernier souffle, en pleine crise mentale, que le synthétiseur d’Andy Clark finit de troubler davantage. Sur des notes de brouillon, David avoue même cette ambiguïté : « La moitié de moi est gelée, l’autre moitié est en ébullition, je ne suis nulle part entre les deux… »

Scary Monsters Face 2Peut-on nous faire le coup du classique « l’album de la maturité », cette tarte à la crème des critiques en mal d’inspiration ? Et pourtant, ça en a tout l’air puisque certains textes mettent clairement à nu les doutes d’un trentenaire incapable d’écrire désormais comme un adolescent naïf. D’emblée, It’s No Game annonce clairement la couleur : “I am barred from the event / I really don’t understand the situation / And it’s no game”… Sans oublier une évocation de quelques cauchemars de Bowie, depuis ces fascistes injurieux – une allusion en miroir à la polémique suite aux déclarations foireuses du Thin White Duke en 1976 ? – jusqu’aux sages-femmes de l’histoire aux robes ensanglantées, jolie formule pour désigner toutes ces satanées petites pestes qui empêchent de se réaliser (“les miennes resteront anonymes” déclare-t-il en riant lors d’un interview..) … Conscient de la difficulté à trouver une vérité dans un monde incertain et dangereux – le drame de décembre ne fit que confirmer l’affaire – Bowie prend ses distances avec un soupçon d’ironie. Avec les lyrics de Up The Hill Backwards, Bowie s’amuse au jeu des références avec un manuel de développement personnel, très bien vendu à l’époque ( I’m OK, You’re OK) et le livre de l’artiste Hans Richter, Dada : Art and Anti-Art, paru en 1964 : « The vacuum created by the arrival of freedom / And the possibilities it seems to offer« , avec pour tout dire cette impression tenace qu’on y peut pas grand chose pendant que la terre tourne sans cesse. Sur Teenage WildlifeBowie renvoie dans les cordes les jeunes gens en quête de maître à penser : « Well, David, what shall I do? They wait for me in the hallway I’ll say « Don’t ask me, I don’t know any hallways » (Eh bien, David, que dois-je faire ? Ils m’attendent dans le couloir. Je répondrai : Ne me demandez pas, je ne connais aucun couloir.). Sur ces lyrics très inspirés, Bowie s’adresse à un adolescent sur le point d’affronter un monde qui ne l’attend vraiment pas. On retrouve cette même trame dans Because You’re Young, lorsqu’il chante des affaires de cœur, promises fatalement à des désillusions pour finir sur : « A million dreams, A million scars.. » comme si l’histoire était courue d’avance…

Scary Monsters Inner sleeve 1Avec Ashes To AshesBowie convoque une vieille connaissance larguée dans l’espace depuis 1969 ! A vrai dire, le major Tom perd de sa superbe originelle… Fallait-il vraiment l’envoyer en orbite ? Réduit à l’état d’un junkie bien défoncé, il vaut mieux ne pas approcher… Ce personnage emblématique incarne un « sentiment persistant et récurrent d’inadéquation quant à ce que j’avais accompli…. » confie Bowie à l’époque. On retrouvera d’ailleurs le Major Tom dans le clip Blackstar, comme un ultime message… D’abord titré People Are Turning To Gold, la chanson est clairement une démonstration de force de l’alchimie Bowie, capable d’amalgamer des éléments disparates au point d’en faire SA créature, étrange et accrocheuse. A l’origine de cette merveille ? Inchworm de Danny Kae, une comptine mélancolique des années 50 dont Bowie reprit les accords sur sa première guitare, lorsqu’il découvrait la musique. A New York, Dennis DavisCarlos Alomar et George Murray, qui claque sa basse BC Rich Eagle, jouent une belle rythmique funk en pompant au passage la mélodie de Love Will Keep Us Together de Captain and Tennielle pour son côté pop : “ce ”bom-ba-bom/ba-bom-ba-bom » derrière le couplet, vous savez d’où ça vient ? » avoue le fidèle guitariste ! Quant à Bowie, il s’amuse à composer sur des cycles de mesures impairs, “un terrain familier pour lui” selon Visconti. Faute de disposer d’un Wurlitzer, Roy Bittan joue sur le piano à queue du Power Station, traité par un Eventide Instant Flanger pour forger un nouveau son, un rien chancelant. Visconti profite même de la réverbération de la cage d’escalier du Power Station pour y enregistrer la guitare synthétiseur de Chuck Hammer, afin de capter ce son si particulier de cordes. A Londres, Andy Clark ajoute de belles parties de claviers, un Mini Moog en particulier, pour un final d’anthologie. Dans cette comptine ravageuse, Bowie se livre à un superbe numéro de chant, quand sa voix principale est traversée par des murmures et des cris, avec ces chœurs en décalage hypnotique, comme une sorte de mauvaise conscience…

Avec un financement généreux de RCA, le clip video Ashes To Ashes s’impose comme un petit bijou du genre, Bowie expérimentant alors cet art naissant avec l’aide de David Mallet, qui triture à l’envie les couleurs avec son Paintbox. Comme dans un exorcisme, Bowie apparait sous trois avatars, des fantômes de son passé, tels qu’un dément en camisole – son demi frère Terry ? All The Madmen ? – et un alien très futuriste – le Major Tom et Thomas Jerome Newton ? Quant au clown déambulant avec une vieille dame (qui n’est pas madame Jones…), la scène apparait déjà au verso de son album de 1969, celui de Space Oddity ! Sur la plage de Pett Level, Bowie parade en bonne compagnie. Recruté lors d’une nuit branchée au Blitz Club, un lieu incontournable du mouvement New Romantic, Steve Strange du groupe Visage figure avec Judith Frankland, Elise Brazier et Darla Jane Gilroy. Ce petit monde est poursuivi par un bulldozer trouvé sur place, “un symbole de violence imminente” raconte David, dans une sorte de marche funèbre. D’autres scènes montrent Bowie mal en point dans un univers étrange et mystérieux, avec « l’impression générale d’une certaine nostalgie d’un futur lointain », une de ses nombreuses obsessions avec l’idée d’avoir entrevu l’avenir, d’être déjà passé par là… Néanmoins, Bowie n’échappe pas au réel, lorsqu’un vieil homme dérangea le tournage. Alors que ce dernier promenait son chien sur la plage, un assistant lui demanda s’il reconnaissait le personnage vêtu d’organza bleu : « Bien sûr que oui ! C’est un connard déguisé en clown ! » Une répartie qui remit Bowie les pieds sur terre : « oui, je ne suis qu’un crétin déguisé en clown. Je pense tout le temps à ce vieux type. »

Scary Monsters Inner sleeve 2Scary Monsters charme aussi pour sa pochette, élaborée avec subtilité en mode Silhouettes and Shadows. Sous l’objectif de Raoul DuffyBowie prit d’abord la pose dans son costume taillé par Natasha Korniloff. A cette connaissance de longue date, période Lindsay Kemp des sixties, Bowie confie qu’il veut être « le plus beau clown du cirque. » Mais David n’en reste pas là, lorsqu’il confie les photographies à Eduard Bell, avec cette consigne : « Je me fiche de ce que tu fais, du moment que j’ai les cheveux roux, parce qu’en Amérique, on me connaît comme le bisexuel roux. » Le coloriste vampirise alors le travail de Duffy, au point de le fragmenter sans vergogne. L’épaule dénudée, David nous fait face, de son regard si étrange…mais son ombre traine derrière, l’éternelle cigarette à la main… Un lettrage à la manière de Gérald Scarfe (The Wall…) finit de présenter l’album en quelques lignes, aux côtés des pochettes Low et “Heroes”, ainsi qu’un hybride Lodger / Aladdin Sane… Conscient de bientôt perdre son champion, RCA exploita le filon avec une pléthore de singles et de maxis, quelquefois accompagnés de planches de timbres pour pimenter l’affaire, un délice (ou supplice ?) de collectionneur. La maison de disques poussa même le vice à sortir The Continuing Story Of Major Tom, une version de Space Oddity enchainée par Ashes To Ashes, dans un maxi en pochette noir et blanc, du plus bel effet.

A la fin des sessions londoniennes, Bowie confia ses doutes, craignant que Scary Monsters ne soit un échec. Et pourtant… Avec le slogan : Souvent copié, jamais égalé, RCA fit la promotion de l’album qui reçut un beau succès critique et commercial, surtout en Europe et même aux Etats-Unis. Bowie se contenta de quelques interviews et d’une apparition dans le Johnny Carlson Show pour chanter Life On Mars ? et Ashes To Ashes en mode James Dean… Une tournée est alors d’autant moins d’actualité que Bowie joue depuis l’été le rôle-titre dans la pièce de Bernard Pomerance, The Elephant Man. Encore un “monstre” qui lui collait si bien à la peau… Pour incarner le malheureux Joseph Merrick sans artifices, d’abord à Denver et Chicago, Bowie assure sur la scène à Broadway, quand la Faucheuse glaça subitement son monde avec la mort de son ami John Lennon, tué de plusieurs balles par un foutu fêlé. Ce meurtre atroce trouve alors une résonance sinistre avec certains lyrics de l’album : « Put a bullet in my brain / And it makes all the papers...“ ou ”Scream out of line as they shoot you down… » Sous le choc, Bowie ne cesse alors de hurler devant la télévision : « Putain, mais qu’est-ce qui se passe dans ce monde ! » Le lendemain, l’acteur réussit quand même le tour de force de jouer devant des places vides au premier rang… destinées à John et Yoko : « Je ne peux pas vous dire à quel point c’était difficile à vivre. J’ai failli ne pas terminer la représentation. » Ce voile noir pesa longtemps sur Bowie, qui se fit plus discret par la suite, lorsqu’il apprit que l’assassin lui tournait également autour, au point de le photographier en douce, cerclant de noir son nom sur un dépliant du Booth Theatre, pas loin du lieu du crime… Le prochain sur la liste ?

Après Scary MonstersBowie liquide enfin son contrat avec RCA par le confidentiel Baal’s Hymn, un EP enregistré à Berlin en compagnie de Tony Visconti, leur dernière collaboration avant longtemps. « Tout le monde rêvait d’un Scary Monsters 2, et n’attendait plus que ça de la part de David » raconte Visconti… Mais Bowie tire bien volontiers le rideau sur cette période, en particulier avec la fin du DAM Trio, Carlos Alomar restant désormais seul en lice. Robert Fripp ne sera plus invité non plus, et c’est bien dommage. Sans oublier la fâcherie avec Visconti lorsque Bowie embarqua chez EMI pour Let’s Dance en compagnie de Nile Rodgers. Après cette machine à cash, Bowie nous fit une très mauvaise descente, sa « période Phil Collins » – c’est pas très gentil ça David – avant un tapage à l’enclume sur le premier Tin MachineScary Monsters est donc un point culminant avant le nadir des années 80, à propos desquelles on se demande encore comment Bowie a pu céder à ce point à la facilité. J’imagine bien volontiers le sourire mauvais de Visconti à l’écoute de Tonight et Never Let Me Down, vraiment très dispensables. Si ces albums ont rapidement ramassé un méchant coup de vieux, Scary Monsters n’a pas pris une ride.

Une belle gueule de classique.

Amaury de Lauzanne

David Bowie – Scary Monsters… and Super Creeps
Label original : RCA
Date de sortie originale : 12 septembre 1980

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