Nos 50 albums préférés des années 80 : 5. Talking Heads – Remain In Light (1980)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 80, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Remain In Light, le disque le plus important de la riche discographie des Talking Heads, un portail sur la décennie qui débute, durant laquelle le rock perdra ses réflexes de guitar-heroes, gagnera des architectures rythmiques nouvelles, et explorera des identités multiples…

Talking Heads 1980

En 1980, les Talking Heads ont déjà derrière eux une discographie impeccable, qui les place parmi les groupes les plus importants du jeune mouvement punk/new wave. Leur premier album, judicieusement intitulé 1977, est un marqueur de cette année de rupture musicale, grâce à une musique qui transcende l’esprit « punk new yorkais » par une originalité radicale : nerveux, intellectuel, et dégageant un remarquable sentiment de panique existentielle (chez les « Heads« , ce sera en effet toujours la panique que dégage le chant agité de David Byrne qui remplacera l’urgence colérique de la plupart des autres groupes de l’époque), 1977 bénéficie qui plus est d’un hit incontournable (et visionnaire), Psycho Killer. Le second album, More Songs About Buildings and Food, est généralement considéré comme inférieur au premier, mais voit l’intégration de deux éléments fondamentaux, Brian Eno comme producteur, et une franche ouverture vers la musique de danse, qui augmente la singularité du groupe vis à vis de ses contemporains : Take Me To The River, sublime cover du titre de Al Green, en est le sommet. Et enfin, le très sombre et très grinçant Fear of Music positionne le groupe parmi les expérimentateurs les plus audacieux de son époque, et est très rapidement considéré comme un chef d’oeuvre « historique ». On remarque en particulier la saisissante ouverture afrobeat de l’album, I Zimbra. Mais, en 1979, alors que les Talking Heads sont fermement implantés au sommet de la dynastie du « nouveau » Rock qui renverse tout sur son passage, et que le succès public du groupe continue à monter, nul ne soupçonne que I Zimbra n’est pas un coup isolé, mais qu’il annonce la révolution que va accomplir l’album suivant, celui qui changera tout, Remain In Light.

Remain In Light Recto

Car entre la fatigue qui commence à se faire sentir au sein du groupe et l’influence de Brian Eno qui voit en David Byrne un nouveau partenaire créatif, à l’instar de Bowie quelques années plus tôt, avec qui faire avancer ses théories toujours plus audacieuses, les Talking Heads veulent tout changer avec leur quatrième album : démanteler le concept trop classique dans le Rock du « groupe + frontman », déplacer l’écriture vers une logique collective, composer de manière radicalement différente, en s’appuyant sur les concepts d’Eno, comme ses fameuses « stratégies obliques », en privilégiant les « accidents », l’improvisation et l’expérimentation, travailler avant tout les répétitions et les variations, construire différemment leur musique par des couches successives de sons plutôt que comme une suite de chansons… Voilà quelques unes des grandes idées qui donneront naissance à Remain In Light. Mais il y a aussi, et peut-être surtout, l’influence grandissante de l’afrobeat, de Fela Kuti en particulier, avec son album Afrodisiak. Et le désir de tout « mélanger », de métisser le rock blanc avec la musique non seulement noir-américaine comme avant (la soul, le funk), mais aussi africaine.

Mais il y aura surtout une quantité de travail colossale pour réaliser une oeuvre d’une complexité rarissime dans le Rock, en créant des boucles, en accumulant des sons, à une époque où l’usage de l’informatique n’existe quasiment pas dans la musique. Tout cela naîtra aux Compass Point Studios de Nassau, dans les Bahamas, puis sera post-produit au Sigma Sound Studio de New York. Il faut noter l’importance contribution de musiciens additionnels (une nouveauté chez les Talking Heads, marquant l’ouverture définitive du quatuor sur une manière non traditionnelle de travailler) : Adrian Belew à la guitare (un peu dans le rôle que Robert Fripp avait joué avec Bowie et Eno sur « Heroes »), Nona Hendryx aux chœurs, Jon Hassell avec des overdubs de cuivres, et même Robert Palmer – qui était lui-même à Nassau – aux percussions.

Remain In Light Verso

Le résultat de tout ça est quelque chose de littéralement « inouï » dans le sens originel de « jamais entendu avant » : une énorme claque que nous nous prenons dans la tronche en octobre 1980 quand sort l’album. Sans d’abord savoir si nous aimons ça ou non : les fans les moins aventureux – et nous ne leur en feront pas le reproche – abandonnent un groupe qui « n’est plus ce qu’il était », mais beaucoup, heureusement, vont s’accrocher, et écouter le disque en boucle jusqu’à commencer à y comprendre quelque chose. En se raccrochant d’abord à quelques bouées qui flottent sur cet océan de sons, auxquelles il semble facile de se raccrocher : le texte formidable de Once In a Life Time posé sur des rythmes accrocheurs, la mélodie magnifique de Listening Wind, le seul titre qui ressemble presque à ce qu’est une « chanson normale ». Et peu à peu, nous nous laisseront engloutir, émerveillés, dans le magma sonore inédit de l’album, et en particulier de sa première face, la plus étonnante.

Remain In Light Side 1

Born Under Punches (The Heat Goes On) est une ouverture qui prend immédiatement l’auditeur en otage : l’évidence des boucles – jouées par les musiciens et non reproduites électroniquement, c’est important, saute aux oreilles, mais c’est surtout l’attaque sournoise contre notre système nerveux qui déstabilise. Au milieu de la folie des bips électroniques, Byrne essaie de nous faire croire que tout est normal, mais ça ne marche évidemment pas. La paranoïa règne, alors que s’élève le refrain – presque serein, lui -, et qu’il enfle de manière majestueuse, relâchant peu à peu la pression. Même si c’est aujourd’hui « de l’histoire ancienne », il est intéressant de se souvenir que le sujet de la chanson est l’impact sur le public US du scandale du Watergate, et que David Byrne a écrit les paroles en s’inspirant d’un témoignage au procès. Ceci dit, chanson est suffisamment forte pour rester pertinente aujourd’hui que les souvenirs de cet événement politique se sont effacés. « And the heat goes on, and the heat goes on » souligne l’impact rémanent sur la société d’un comportement erroné et dangereux de l’administration US. On peut donc parier que, après que le gouvernement Trump ne sera plus qu’un souvenir, cette grande chanson tiendra encore la route.

Crosseyed and Painless est un morceau plus « accessible” dans son énergie : à la fois dansant et drôle, éclairé par un joli fil mélodique, il laisse néanmoins, comme très souvent chez les Talking Heads le sentiment de panique affleurer. De manière significative, Byrne chante ici l’angoisse de perdre son identité dans un univers où les données, les informations montent en puissance : c’est dire la modernité du morceau, qui a pris encore plus de sens dans la société actuelle. « Facts all come with points of view / Facts don’t do what I want them to / Facts just twist the truth around » (Les faits sont toujours teintés de points de vue / Les faits ne font pas ce que je veux / Les faits ne font que déformer la vérité).

The Great Curve est le sommet de la première face, six minutes et demi d’un véritable monument musical, l’un des meilleurs témoignages du génie du groupe, combiné à celui d’Eno. Le texte est cette fois totalement abstrait, et il n’existe pas d’explications éclairantes de la part de Byrne. Pas grave, laissons-nous entraîner dans la frénésie afro-beat par les extraordinaires circonvolutions vocales. Tout tourne sur lui-même, les voix sonnent comme des incantations ou des ensorcellements, il y a comme un emballement euphorique. Et la guitare de Belew clôt la chanson de manière sublime. A peu près inégalable, même si c’est encore mieux en « live ».

Remain In Light Side 2

La seconde face s’ouvre sur le « tube » Once in a Lifetime, même si c’est presque insultant de qualifier ainsi une chanson aussi complexe : c’est plutôt une parabole métaphysique, ou une nouvelle de S.F. conceptuelle, posée sur un groove éminemment dansable. Byrne y joue l’homme qui se réveille dans sa vie comme s’il s’agissait d’un décor artificiel. La question “How did I get here?” est à la fois comique et terrifiante. Pourtant cette interprétation s’avère différente de celle que Byrne aurait voulu injecter dans la chanson, bien plus triviale… mais plus universelle aussi. Byrne a en effet expliqué : « Nous sommes en grande partie inconscients. Nous fonctionnons à moitié éveillés, en pilote automatique, et nous nous retrouvons un jour avec une maison, une famille, un travail et tout le reste. Nous ne nous sommes jamais vraiment arrêtés pour nous demander : « Comment en suis-je arrivé là ? »« . Peu importe, c’est l’un des titres des Talking Heads préférés par le grand public, et depuis 1980, l’un des sommets de leurs concerts et, par la suite, de ceux de David Byrne.

Houses in Motion est souvent lue comme une description de la pression exercée par la société capitaliste US sur l’individu, qui est toujours poussé à acquérir des biens (dans la chanson une maison) qu’il ne peut pas réellement s’offrir. C’est un titre plus dur, plus sombre, plus tendu, plus urbain pourait-on dire, que le reste de l’album. Il indique également – mais en 1980, on ne le savait pas encore – la direction que le groupe prendra dans leur album suivant, Speaking In Tongues, une autre réussite majeure.

Il y a quelque chose de « velvetien », du côté des expérimentations menées par John Cale, dans Seen and Unseen : David Byrne récite d’une voix indifférente un poème sur une musique instrumentale composée par le reste du groupe. Il décrit un homme si peu sûr de lui qu’il redéfinit son identité en s’inspirant de celles de personnalités de la culture populaire… C’est le titre le plus court de l’album, et il a finalement plus l’allure d’un « entracte » que d’autre chose.

Remain In Light Inner Sleeve 2D’autant qu’il introduit le sublime Listening Wind, le plus beau morceau du disque, mélodiquement, et le plus bouleversant. Spectral, cinématographique, mythique et brumeux, il ouvre une fenêtre à la fois plus politique encore, plus tragique certainement. Car son texte est le plus polémique jamais écrit par Byrne, puisqu’il raconte – avec respect et empathie – l’histoire d’un terroriste, Mojique, qui commet un attentat à la bombe contre des colonialistes américains. Il est certain qu’un tel texte ne pourrait plus être écrit de nos jours aux USA, et il semble que Byrne l’ait écarté depuis un moment de ses setlists. « The wind in my heart, the wind in my heart comes to / Drive them away, drive them away » (Le vent dans mon cœur, le vent dans mon cœur vient pour Les chasser, les chasser). Fort, très fort !

The Overload est une pure folie : l’idée était de créer un morceau typique de Joy Division. Et c’est parfaitement réussi. Mais l’ironie, l’incroyable ironie de la chose est qu’aucun membre du groupe n’avait jamais écouté une chanson de Joy Division. La composition a été effectuée seulement sur la base des descriptions de la musique du groupe mancunien lue dans la presse musicale ! C’est un véritable tour de force, encore l’expression d’un concept parfaitement traduit en musique, qui fait honneur à l’asemblage TH+Eno. Le seul reproche que l’on peut adresser à ce très beau morceau, c’est qu’il tranche nettement avec tout le reste de l’album, et constitue donc une conclusion décalée.

Remain In Light Inner Sleeve 1A sa sortie, Remain In Light reçut des éloges dithyrambiques de la presse musicale, unanime à peu près partout sur la planète. En dépit de son aspect « difficile », il eut une carrière commerciale tout à fait satisfaisante. Pour l’interpréter en live, le groupe fut doublé de musiciens additionnels, et ce format à neuf musiciens amena Byrne et ses acolytes à revisiter leur répertoire de manière radicale. De là naquirent de nouvelles idées musicales, qui donnèrent lieu à l’excellent Speaking In Tongues, et à la fameuse tournée Stop Making Sense, immortalisée au cinéma par le chef d’oeuvre de Jonathan Demme.

Ce ne fut qu’ensuite que les Talking Heads amorcèrent leur déclin, mais cela n’aura qu’une importance très relative si l’on pense à leur contribution à l’évolution de la musique du XXe siècle.

PS : Signalons d’ailleurs, à l’intention des jeunes générations qui ne le connaîtraient pas et hésiteraient à s’y risquer, que Remain In Light a été officiellement nommé par Radiohead comme source majeure d’inspiration pour le virage que le groupe a effectué avec Kid A.

Eric Debarnot

Talking Heads – Remain In Light
Label : Sire
Date de parution : 8 octobre 1980

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