Extrêmement bien reçu par la critique européenne et conspué par les autorités de son pays, le Temps des moissons est un film exigeant, à la mémoire de la paysannerie chinoise subsistant dans la plus grande précarité à la fin du siècle dernier. Accablant mais magnifique.

Début des années 90 dans le Nord de la Chine. Le jeune Huo Meng est laissé par ses parents, qui descendent dans le Sud chercher du travail dans les grandes villes, à la garde de ses grands-parents, de pauvres paysans vivant difficilement du travail de la terre. Le temps des moissons – un titre français qui (comme souvent) trahit une histoire se déroulant sur une année complète, alors que le titre chinois peut se traduire par quelque chose comme « vivre de la terre » – est le film que Huo Meng a réalisé pour témoigner de l’existence précaire menée par sa famille, un mode de vie dont on peut imaginer qu’il a disparu avec l’industrialisation et la modernisation à marche forcée du pays. Le temps des moissons a été extrêmement bien accueilli en Occident, en Europe particulièrement, où il a remporté l’Ours d’Argent (Prix de la mise en scène) à Berlin, et où il bénéficie de critiques très élogieuses. Il n’en va pas de même en Chine, le gouvernement chinois considérant le film trop critique vis à vis de l’évolution du pays : d’après les autorités, son succès chez nous, qui serions systématiquement ravis de voir des films pointant les défauts de la Chine, le disqualifie vis à vis du public local. Le temps des moissons n’a, à date, pas encore reçu d’autorisation de distribution. Si Huo Meng voulait préserver les souvenirs d’une Chine qui n’existe plus, il est clair que le PCC est bien décidé à éradiquer ces souvenirs.

La plupart des critiques louent la beauté des images construites par Huo Meng, ce qui ne parle pas a priori en faveur du film, qu’on imagine jouer la carte de l’esthétisme (un travers classique du cinéma « officiel » en Chine) au service d’un naturalisme lui-même peu excitant, le tout filmé à hauteur d’enfant. Ce qui n’est pas loin de représenter une sorte de caricature du « film d’auteur pour festival européen »… La bonne surprise, évidente dès les premières scènes du Temps des moissons, c’est qu’on a affaire à quelque chose de bien plus singulier, et surtout, il faut que le spectateur soit prévenu, bien plus inconfortable.
Car cette chronique de la vie quotidienne d’une famille – dont on aura de la peine à identifier la totalité des membres – et, au delà, d’un village, d’une société « vivant de la terre », nous place dans une position d’observateurs : nous sommes maintenus à distance (et c’est important, car Huo Meng ne jouera JAMAIS la carte de l’empathie, et encore moins des sentiments vis à vis des personnages) de ce qui est quasiment exclusivement des gestes de travail, dans les champs et à la maison, ou des rites, à l’occasion des rares fêtes, des mariages ou des enterrements.
De ce fait, l’image propose systématiquement des vues quasiment statiques – hormis quelques fins mouvements de caméra, la plupart parfaits – de groupes de gens affairés, principalement à travailler ou à manger. Et cette image, en effet, est magnifique, grâce à l’intelligence de la composition des plans, de l’organisation de l’espace, de la justesse des attitudes. Alors, est-ce qu’on s’ennuie devant ce film à l’allure de documentaire, sans véritable histoire à raconter, prenant souvent le temps de nous laisser REGARDER et ECOUTER cette humanité souffrante ? Non, car, d’abord, ce (faux) documentaire est sublimé par le geste de mise en scène, infusant en nous un sentiment de splendeur, en particulier lorsque, occasionnellement, Huo Meng nous offre quelques brèves minutes de lyrisme poétique, qui nous permettent de reprendre notre souffle et de, enfin, laisser nos émotions effleurer. De brèves minutes qui approchent le sublime.
Le Temps des moissons est également, presque en passant, un film politique. Car la dureté parfois effroyable de la vie quotidienne de ces « misérables » est aggravée par la brutalité infâme, l’inhumanité du système politique en place, sans pitié pour une population visiblement considérée comme rétrograde, donc dispensable. Que ce soient les procédures administratives – comme le contrôle du respect de la loi de « l’enfant unique » -, l’arrivée d’une exploitation « extérieure » de la terre – l’incroyable scène de la prospection pétrolière -, tout ce qui entoure les paysans respire la corruption, l’indifférence, voire le mépris. Mais, simultanément, les traditions ancestrales ne sont d’aucune aide non plus : l’effrayante scène du mariage (forcé, bien sûr) montre la perpétuation de l’asservissement de la femme, et l’absence totale de remise en question de l’ordre établi par cette population sans aucune éducation.
Finalement, si le Temps des moissons a un défaut, c’est son extrême noirceur : en plus de deux heures, Huo Meng ne nous montre aucun réel moment de détente, de joie, sans même parler, bien sûr, de bonheur. Et on sait, plus de trente ans après, que ces « Misérables »-là n’ont pas eu droit à la moindre révolution qui les libère. La modernité, cruelle, indifférente, les a balayés.
![]()
Eric Debarnot
