Auteure de trois romans dont l’année brouillard [The year of fog, 2007], le premier traduit en français, Michelle Richmond, née à Mobile dans l’Alabama, enseigne les techniques d’écriture et publie sur le web Fiction attic, une revue littéraire.
La disparition d’une petite fille sert de fil conducteur à l’année brouillard. Cette tragédie, qui a lieu sur une plage de la région de San Francisco, se déroule dans des circonstances insolites : par un matin d’été, brumeux et froid, Abby, jeune Américaine, photographe professionnelle, accompagne Emma – 6 ans – la fille de Jake son fiancé. Une minute d’inattention – juste le temps de fixer de son objectif un phoque éventré – et elle perd la trace de l’enfant »C.’est le début d’une année brouillard ! Qui sont les kidnappeurs ? Est-ce l’homme assis au volant de sa Chevrolet orange ? le surfeur en train de passer de la wax sur sa planche ? la femme entre les rideaux ouverts, saluant Emma de la main ? le postier, perché sur le muret, en train de manger son sandwich »?
Nous sommes plongés dans le climat feutré d’un thriller psychologique, ayant pour cadre une région touristique a priori inoffensive , gorgée de musique et de soleil »et de restos de poissons ! Dans ce décor de vacances entre surf et brises marines, nous suivons Abby, à la recherche d’Emma, écumant inlassablement la baie de San Francisco avec ses affichettes. La jeune femme, obsédée par le souvenir de cette minute d’inattention, va vivre intensément durant 300 jours, une drôle d’année brouillard.
Roman intimiste et palpitant – environ 500 pages – l’année brouillard entraîne le lecteur vers cette part fascinante du moi perdu, le plongeant dans la détresse du personnage principal vivant un temps suspendu – épée de Damoclès zébrant également Jake – depuis la disparition de la petite fille. l’année brouillard offre aussi une réflexion douloureuse sur le rôle de la mémoire dans les cas de disparition ou d’enlèvement d’êtres chers. La mémoire » photographique » d’Abby semble ne pas avoir de limites. Photographier des banquets d’entreprises et des cérémonies de mariage constitue l’essentiel de son activité : » C.’est précisément ce que je fais dans la vie : je prends des photos, j’enregistre ce que je vois » (page 12). Abby essaie l’hypnotisme puis abandonne. La permanence – douloureuse – des choses et des êtres la harcèle. La disparition d’Emma ravive les blessures ; comme dans une boîte à images, elle se penche sur son passé : le souvenir de ses parents austères, de sa soeur Annabel – qui enceinte la renvoie encore à l’image d’Emma – ou encore celui de Ramon, un ami mort dans un accident de moto. Nick, un nouvel ami, sert de contrepoids temporaire à ce fardeau mortifère. Abby préfère d’ailleurs s’adresser à la science plutôt qu’à Dieu : » A l’avenir, il sera peut-être possible de prendre un médicament immédiatement après un événement traumatisant – quelque chose comme une pilule du lendemain – qui éliminera complètement le souvenir de ce dernier. » (page 488).
Cette douloureuse attente ( » l’année brouillard « ) s’accompagne du sentiment fugitif de la vie, réalité semblant sans cesse soustraite au personnage, offrant de nouveaux mirages, ce qui fait dire à Abby : » Nous prenons des photos pour nous souvenir, mais il est dans la nature même de la photographie d’oublier. » (page 203)l’année brouillard, drame familial et réflexion sur l’échec d’un couple sur fond d’intense tension psychologique, est un roman ambigu, à la fois réaliste et métaphysique : » Les photographies représentent notre lutte éternelle contre le temps, notre détermination à préserver un moment : la jolie petite fille bébé, avant qu’elle devienne une adolescente difficile, le beau jeune homme, avant que la calvitie et la graisse prennent son corps d’assaut ; le voyage de noces à Hawaî, avant que les deux époux deviennent des étrangers l’un pour l’autre, partageant le même toit dans la colère. » (page 202)
Après un long parcours initiatique ayant pour cadre la végétation luxuriante et les plages branchées du Costa Rica, Emma est enfin retrouvée, après avoir été soustraite à ses ravisseurs. Le personnage de Lisbeth, la mère d’Emma, réapparaît discrètement, offrant une surprise supplémentaire dans le système narratif de l’histoire. Après le Temps de la photographie, le Temps du couple Jake/Abby »cette Année brouillard se conclut par l’inévitable violence du Temps de la renonciation. Le personnage principal du roman de Michelle Richmond renonce à son histoire à trois, concluant que les relations se résument en fait à une histoire de Timing. Astucieusement, la fin de l’année brouillard renvoie cycliquement à son début, à la fameuse minute d’inattention sur la plage déjà évoquée. Constatant l’impossibilité de son ménage à trois [avec Jake et Emma], la jeune femme exprime ainsi son renoncement : » Pour lui, je serai toujours et seulement celle qui a perdu Emma, non celle qui l’a retrouvée. Celle qui a détourné les yeux. » (page 484)Derrière des dialogues en apparence banals et une plume au style classique,
l’année brouillard est un bon gros roman métaphysique, assez fascinant, qui explore méticuleusement toute la banalité du quotidien des êtres brisés par une séparation.
Thierry de Fages
L’année brouillard
de Michelle Richmond
roman traduit de l’américain par Sophie Aslanides
512 pages – 25 euros
Parution : 2009