Women Without Men est le premier film de l’iranienne Shirin Neshat, connue pour ses photographies et ses installations vidéo dans de nombreux musées. Primé en 2009 au festival de Venise où il a reçu le Lion d’Argent du meilleur réalisateur, Women Without Men conte sous la forme d’une parabole l’exil de quatre femmes sans rapports véritables durant la chute du Premier ministre du Shah, Mohammad Mossadegh, renversé par un coup d’état orchestré par l’armée britannique.
Le film, métaphore obscure de la condition féminine et ode à la mémoire pour ces victimes civiles innocentes, annonce avec noirceur la liberté révolutionnaire du langage cinématographique iranien. Shirin Neshat contourne la crudité par le lyrisme orageux de ses images, ses compositions de cadre comme des fresques peintes et des natures vivantes, observées sous l’oeil du microscope. La caméra, scrutant les horizons et les feuillages en de longs mouvements pénétrants, perpétue au-delà de la texture picturale celle du son, des bruits d’oiseaux, des agitations des branches et autres éclats qui construisent les atmosphères irréelles des nuits d’été. Le velours déployé sous notre pupille est une mythification de la Nature et du pays qui la porte, de sa culture et de ses envoûtantes mélodies. L’architecture est à la même place que le cours d’un ruisseau calme, tout y est observé avec le regard d’un photographe sublimant chaque geste et chaque fait. Mais au-delà de cette beauté surréaliste, le film est glacé, cru : les corps sont lacérés puis découverts dans leur nudité, les femmes se rebellent, sortent de sous terre et leurs langues se révoltent contre la dictature oppressante des maris ou compagnons. L’homme, piégé sous le regard attendri mais néanmoins violent de la cinéaste, devient une part d’ombre dans le film. Le récit, fragmenté pour chacune des quatre femmes jusqu’à leur arrivée dans une villa perdue qui représente l’idéal d’un exil, montre comment les unes et les autres sont confrontées à la violence sourde du quotidien ; prostitution, mascarade sentimentale jouée pour un homme jouissant comme les autres de tous les droits, emprisonnement moral… Le montage rend les liens maladroits dans la première partie en alignant les portraits comme autant de vies communes meurtries par l’absurdité des systèmes et l’inégalité des sexes. Quelques séquences sublimes ponctuent comme de véritables cauchemars visuels cet entêtant amalgame narratif souvent déséquilibré. Une séquence notamment sort du lot par la folie et la beauté religieuse qu’elle évoque ; un parterre de vieilles dames voilées pleurent la disparition de quelqu’un. Leurs têtes semblent bouger mécaniquement sous la légèreté du voile noir qui cache leur corps. Les plaintes fascinantes qu’elles prononcent deviennent un amas de bruits dissonants qui paralysent de peur la jeune femme qui passe à leur côté. Sauf qu’à force de creuser dans cette volonté tout le temps métaphorique, le film se perd peu à peu dans des abîmes incompréhensibles où se côtoient vivants et morts sans trop savoir quels sens ont ces fantômes dans le récit. Que signifie l’abstraction séduisante de ces confrontations entre temps présent et temps passé, cadavres ambulants et séduisants, et héroînes en pleine forme?
Mais plutôt que d’alourdir les possibles évocations, cette abondance d’irréel métaphorique mine de l’intérieur le lyrisme et l’expression puissante du film en transformant chaque fulgurance formelle en une tentative stérile de Beau. L’émotion y est neutralisée à force de persister dans l’utilisation du non-concret. Women Without Men vaut pour sa splendeur visuelle mais c’est aussi elle qui détruit la passion du film comme un venin inattendu. Les soleils si puissants sont teintés d’un gris chromé, couleur d’un passé proche et quasi-photographique. De nombreux brouillards artificiels apparaissent aussi dans les natures filmées par la réalisatrice. La mise en scène même de la nature devient à force une expressivité paradoxalement trop picturale pour être vraie. Le toc semble envahir chaque tonalité, chaque lumière par sa trop belle sophistication. Le spectateur perd toute distance avec son sujet ; la beauté des personnages féminins se désintègre peu à peu derrière la façade admirable de cet esthétisme féministe. L’univers recréé s’écroule, entre quelques lourdeurs de reconstitutions (un café un peu trop en place, des rues trop nettes, des costumes tape-à -l’oeil) et le flou qui entoure de plus en plus cet étrange récit morbide. Il y a certes des sommets dans ce film ambitieux et sincère, parfois même quelques heureuses simplicités lorsque résonne le son tendre d’une chanson locale, mais l’attirance qu’a la cinéaste pour une perfection glacée tourne à l’entêtement et finit par tuer la dimension charnelle attribuée à la femme, finalement dénuée de point de vue un tant soit peu organique et humain. Ce travail trop encadré, presque conceptuel, est une entrave à la proximité que parvient à créer par moments la cinéaste lors des plus belles scènes du film, pour plonger dans une page de l’histoire méconnue de certains. Une page qui ne doit pas être tournée, et une mémoire qui se doit d’être entretenue. C’est bien là où s’est tapie la vraie émotion de ce film.
Jean-Baptiste Doulcet
Women Without Men
Drame historique iranien de Shirin Neshat
Durée : 1h35min
Sortie, : 13 Avril 2011
Avec : Shabnam Toulouei, Arita Shahrzad, Pegah Ferydoni…
La bande-annonce, :