Entretien avec John Cunningham autour de son nouvel album « Fell »

Retour inespéré de John Cunningham, orfèvre de l’écriture pop après 14 ans d’absence avec l’album Fell sorti chez Microcultures. A cette occasion, il se soumet à une interview « track by track »

john cunningham

Un ami musicien me disait lors d’un des derniers concerts de John Cunningham en France qu’il était ce qu’on pouvait appeler un « songwriter’s songwriter ». Autrement dit, pour ceux qui se sont essayés à l’écriture de chansons pop, on a affaire là à un orfèvre qui reste malheureusement trop méconnu. Auteur depuis 25 ans d’une poignée d’albums finement ciselés (et accessoirement d’un de mes 10 albums « île déserte » – Homeless House), il revient après 14 ans d’absence avec Fell qui montre un talent toujours intact.
A l’occasion de ce retour inespéré, je lui ai demandé de s’adonner assez librement au jeu du commentaire « track by track ».

Let Go of Those Dreams


Franck : Après toutes ces années, je me suis demandé comment ce nouvel album allait sonner et étrangement je l’avais imaginé assez dépouillé. Il se trouve que c’est exactement le contraire et la chanson d’ouverture est un bon exemple de la densité des arrangements sur l’album. Était-ce ton idée dès le départ ou bien est-ce que l’ensemble des chansons le demandait ?
John Cunningham : Je me laisse parfois emporter et je trouve que les arrangements sont un part amusante du processus d’écriture. Je pense que pour ce disque j’ai laissé respirer chaque chanson, elles ont décidé dans quelle direction elles voulaient aller et je les ai suivies.

Often a Ghost


Tu as souvent travaillé dans le passé avec des batteurs venant du jazz (en tout cas, c’est l’impression que j’ai) et sur Often a Ghost il y a de subtiles cassures rythmiques sur les couplets pour garder l’auditeur sur ses gardes. Au début, ça peut sembler intriguant et puis on finit par ne plus le remarquer. Est-ce que le choix du batteur est important lorsque tu prépares un album ?
Le choix du batteur est incroyablement important de même que le choix de chaque musicien qui joue sur un album. Pour moi, c’est lié à une sensibilité à la chanson. Je pense qu’en tant que songwriter on doit prendre une décision concernant la façon dont on veut approcher l’enregistrement. Si on connaît un musicien, qu’on sait et qu’on aime ce qu’il fait, c’est un bon point de départ pour une collaboration. Sur Homeless House, j’ai travaillé étroitement avec Paul Portinari pour l’enregistrement de la batterie. Je savais ce dont il était capable et je savais que ça conviendrait. Mais je savais aussi qu’il répondrait bien à des indications et à cette époque j’avais des idées très arrêtées sur la manière dont la batterie devait sonner. Je n’ai cependant pas toujours eu raison et j’aurais probablement pu lui laisser un peu plus de liberté dans le jeu. L’inverse était cependant vrai pour Shankly Gates où le batteur a peut-être eu trop de liberté ce qui lui a permis de dominer le son. Ça n’a pas été un problème pour cet album puisque j’y ai joué la batterie !

We Get So We Don’t Know


C’est la chanson la plus inhabituelle sur l’album (et probablement de toute ta discographie). Tu as déjà précédemment dépassé les 6-7 minutes (particulièrement sur Shankly Gates) mais tu cherchais surtout alors à générer une atmosphère. Cette fois, c’est un peu différent puisque c’est une chanson composite faite de parties très différentes : une introduction douce, une envolée sur le refrain puis un pont instrumental répétitif inattendu (on pense à Philip Glass) avant de revenir sur un refrain instrumental. Peux-tu me parler un peu de la genèse de ce morceau ?
Est-ce que l’emploi du mot « genesis » est délibéré ? (rires) Je ne suis pas sûr que je fasse une décision totalement consciente à propos de quoi que ce soit – particulièrement tout ce qui peut être créatif. Comme je l’ai dit, les chansons semblent avoir leur propre vie après un moment. Je savais que la chanson demandait quelque chose après le refrain car je ne voulais pas qu’elle se termine avec cette apothéose à la Jeff Lynne. J’avais cette idée répétitive qui traînait dans un coin de ma tête donc j’ai un peu improvisé pour voir où ça allait m’entraîner et une partie de cette première improvisation assez basique est restée sur l’enregistrement final. Je voulais que ce son organique étrange domine et noie les pianos répétitifs et nous emmène dans un endroit complètement différent avant éventuellement de nous ramener à quelque chose de plus familier.

Something About the Rain


Une des choses qu’on remarque immédiatement, c’est cette basse « à la McCartney ». Parlons donc de cette influence des Beatles. Si on excepte ces lignes de basses et les arrangements orchestraux, j’ai toujours pensé que c’était une référence un peu trop facile (surtout que tu viens de Liverpool) et que ta musique avait de sources tellement plus diverses : The Beach Boys, Elvis Costello, Robert Wyatt, Nick Drake, David Bowie, du jazz aussi j’imagine, etc… Quelques mots sur la musique (du passé à aujourd’hui) qui t’inspire ?
Tous ceux que tu as mentionné. J’ai grandi exposé à toutes sortes de musiques et j’étais ouvert à tout – même si en réécoutant certains aujourd’hui, je me demande bien pourquoi ! Je pense que j’étais ce genre de personne quand j’étais plus jeune et que je le suis toujours d’une certaine façon. Les différentes influences arrivent à divers moments de notre vie et résonnent différemment. Je ne sais pas du tout pourquoi la musique m’a choisi. J’écoutais Hunky Dory et j’en absorbais les moindres nuances – les arrangements, la composition, le style vocal, les paroles – tout. Dark Side of The Moon de Pink Floyd en était un autre. Je le connaissais tellement bien que je pouvais me le passer intégralement dans ma tête tout en jouant au foot. Je ne sais pas pourquoi j’avais cette attraction magnétique totale pour la musique mais j’ai eu beaucoup de chance d’avoir de l’excellente musique autour de moi à cette époque.

La musique devrait communiquer quelque chose qui a du sens. Si c’est une chanson, la mélodie et les paroles devraient fonctionner ensemble. C’est une forme d’art. Ça devrait nous laisser avec une impression. Des artistes comme Mehdi Zannad ou Pugwash sont des artistes qui m’inspirent toujours mais c’est si difficile d’entendre parler de grands musiciens et compositeurs au-dessus du bruit infernal qu’on trouve partout aujourd’hui. La musique est généralement si insipide et superficielle – comme beaucoup d’autres choses – film, art, politique. Où sont les personnalités ? Les choses que vous pouvez écouter et dont vous pouvez dire « oui, ça vaut Roxy Music, Neil Young, Paul Weller, Costello, Eno, Macca » ? Ce sont les gens ennuyeux qui ont pris les rênes de l’asile et ils nous imposent leur propre ennui !

I Can Fly


C’est une de celles qui me rappelle le plus « Homeless House ». Elle se situe du côté le plus jazz de ta musique avec cette longue fin instrumentale et son duo de saxophones. Contrairement à tes chansons plus orchestrales qui semblent davantage écrites j’ai le sentiment que tu laisses plus de liberté aux musiciens sur ce genre de morceau. Suis-je dans le vrai ?
Et bien, je suis « les musiciens » donc je peux dire avec autorité qu’ils ont eu toute la liberté

For the Love of Money


Il y a un petit côté psychédélique ici (ce qui un peu nouveau pour toi). Qu’en est-il de l’écriture de celle-ci ?
Il s’agit initialement de deux chansons distinctes qui, je pensais, fonctionneraient ensemble pour ce que je voulais communiquer – une longue tension et une longue libération. J’ai toujours aimé la pop psychédélique depuis que j’ai entendu Love, le Velvet et Pink Floyd. J’aime le son de guitare nerveux sur Revolver et je voulais donc quelque chose de similaire pour créer cette tension. La libération évoquait une tristesse que j’avais en tête à propos des ravages que le concept d’argent génère. L’argent a infiltré tous les aspects de notre vie. Les gens ont oublié comment vivre dans cette culture – moi inclus. On vit maintenant juste pour faire de l’argent et si on fait de l’argent on en veut encore plus. Nous faisons partie de la machine et la plupart d’entre nous n’en sommes même pas conscients. La majorité des gens ne s’adaptent pas à ce système artificiel et s’ils sont déprimés à cause de ça c’est bien parce qu’on va pouvoir leur donner des tonnes de médicaments dont ils n’ont pas besoin pour que l’industrie pharmaceutique fasse de l’argent.

Frozen in Time


Une de mes préférées de l’album. J’aime particulièrement le refrain avec ces choeurs étonnants qui pourraient venir d’un album de T. Rex. Je sais que tu aimes David Bowie mais es-tu un fan de l’époque glam ou est-ce le fruit de mon imagination ?
Oui absolument et c’était l’idée !

What Have You Done ?


C’est vraiment ce qu’on pourrait appeler une petite symphonie vu qu’il y a tellement de parties différentes pour une chanson aussi courte. C’est le genre de structure élaborée qu’on ne voit plus trop de nos jours. Quel effet cela fait-il d’être un des derniers représentants de ce style de songwriting « classique » ?
Je ne sais pas si j’en suis un. J’ai toujours le sentiment qu’il me reste pas mal de chemin à faire avant de m’approcher des géants du songwriting que j’adore ! Mais si je le pouvais, j’aimerais en faire partie. Cette chanson est courte parce que parfois dire plus que ce qu’on a besoin de dire est superflu.

While they Talk of Life


C’est la chanson qui me renvoie le plus à tes anciens albums comme Shankly Gates particulièrement la ligne de basse sur le refrain qui est un peu une marque de fabrique. Cela me donne l’opportunité d’aborder la question de la place de Fell dans ta discographie. J’ai le sentiment que c’est une successeur direct de Happy Go-Unlucky tout en incorporant l’esprit de Homeless House quelque part (et un peu de Bringing in the Blue également). Comment penses-tu que ton écriture a évolué depuis ton dernier album ?
Je pense qu’elle a évolué dans le sens où je progresse et que je suis probablement plus confiant dans ce que je veux exprimer – plus efficace aussi. D’une certaine façon, les auditeurs sont mieux placés que moi pour décider de cela. Quoi que je fasse, je ne le fais pas consciemment et donc c’est difficile pour moi de l’analyser. C’est toujours juste de la communication – une expression abstraite de ce que c’est d’observer la vie à travers ma propre interface. J’ai toujours essayé de le faire aussi honnêtement que possible sans penser à qui ça conviendrait et comment ça allait être reçu.

Flowers Will Grow on this Stony Ground


C’est peut-être bien ma préférée. Avec un début qui rappelle Everybody’s Got to Learn Sometime, elle évolue ensuite vers quelque chose de complètement différent (quelque part entre Robert Wyatt et une bande originale de Jon Brion). En terme d’humeur, ça pourrait être une chanson de Bringing in the Blue. C’est une fin parfaite pour l’album. Comme ça t’a pris 14 ans pour sortir ce nouvel album, je me demandais quand ces chansons ont été écrites. Écris-tu beaucoup (ce qui voudrait dire que beaucoup de chansons finissent à la poubelle parce que tu ne les estimes pas assez bonnes) ?
C’est bien que tu mentionnes ces gens parce que je les aime et qu’il y a quelque chose qui résonne en moi quand j’entends leur musique. Une espèce de tristesse – la condition humaine mêlée à une sorte d’émerveillement innocent d’être vivant.
Oui, j’écris beaucoup… pratiquement tous les jours si je peux. Des idées sont rejetées si elles ne conviennent pas ou si je pense qu’elles ne sont pas suffisamment bonnes. Certaines vont même jusqu’à être enregistrées avant que je décide qu’elles ne sont pas bonnes. Il y a tellement d’esquisses et de chansons à moitié terminées. Toutes les chansons de cet album sont des idées rejetées que j’ai fini par sauvegarder.

Entretien réalisé par Franck Zeisel – Juin 2016

John Cunningham – Fell
Sorti le 24 juin 2016 sur Microcultures