Dans cette seconde partie, Larcenet nous fait remonter aux origines du mal qui semble avoir enfermé le village dans sa gangue obscure. Tenez vous prêts à l’horreur de l’indicible !
Suite à la mort de l’Anderer, Brodeck, en rédigeant son rapport pour lequel il a été missionné, va dérouler le fil des événements, mettant à jour des vérités déplaisantes que la plupart des villageois auraient préféré laisser enfouies dans sa chape d’oubli nauséabonde.
Avec son dessin superbe pour appuyer le texte de Philippe Claudel, Manu Larcenet a bien exprimé comment la barbarie guerrière pouvait marquer au fer rouge le destin de tout un village, laissant derrière elle une terrible chape de plomb. Car il n’y a rien d’héroïque ici, seules la lâcheté et la honte demeurent, après des actes ignobles motivés par la peur, la colère, l’effet de groupe et la certitude d’avoir raison. Le Rapport de Brodeck, c’est aussi une autre bataille, celle des mots contre le silence. Les mots dont Brodeck a besoin pour rédiger son fameux rapport, pour dire la vérité. Le silence, c’est cette autre chape qui semble avoir recouvert le village à l’image de cette neige masquant la saleté et étouffant les sons, des sons qui ont quitté la bouche d’Emélia, suite au calvaire qu’elle a enduré. Ce silence oppressant dans lequel les villageois se sont réfugiés sous le poids de la honte.
Reste l’indicible, titre donné à ce second volet qui creuse plus profondément son sillon vers la noirceur humaine. L’indicible, lorsque les mots ne parviennent plus à exprimer les sentiments, devant par exemple l’horreur d’une situation – celle décrite ici est réellement épouvantable, et souvent elle ne l’est que par les seuls dessins plus suggestifs que démonstratifs de Larcenet. L’indicible, niché dans les portraits de l’Anderer, dont la générosité bienveillante est venue remuer la mauvaise conscience des villageois et a provoqué leur colère. Des portraits d’eux-mêmes comme des miroirs, tellement réalistes, dans lesquels ils ont cru percevoir un reproche vis-à-vis de leur attitude peu glorieuse durant l’occupation de leur village par les soldats allemands.
On pouvait se douter que cette seconde partie très attendue du Rapport de Brodeck ne décevrait pas. De plus, non seulement ce tome 2 peut être d’ores et déjà considéré parmi les meilleures bandes dessinées de l’année, mais il propulse le ténébreux diptyque de Manu Larcenet au rang de chef d’œuvre incontournable, et confirme, si besoin était, la légitimité de son auteur au panthéon du neuvième art. Même si la base qui l’a inspiré était solide (un roman de Philippe Claudel, ça n’est pas rien), l’auteur de Blast se l’est totalement appropriée. C’est comme si celui-ci avait spirituellement fusionné avec le romancier, magnifiant le récit de son trait naturaliste fait d’ombres et de lumières. Une lumière qui, dans toute sa crudité quasi clinique, semble là uniquement pour dévoiler la peur, la honte ou la tristesse sur des visages fatigués, pénétrant les âmes pour en révéler toute la noirceur. Un récit qui indubitablement ne laissera pas le lecteur indemne.
Laurent Proudhon
Le Rapport de Brodeck, tome 2/2 : L’Indicible
D’après le roman de Philippe Claudel
Scénario & dessin : Manu Larcenet
Editeur : Dargaud
168 pages – 22,50 €
Parution : 17 juin 2016