Courtes Distances – Joff Winterhart

Dans l’Angleterre provinciale contemporaine, la rencontre improbable d’un jeune homme et de son boss dans un huis-clos automobile. Des portraits tout en finesse de deux loosers esseulés.

Courtes Distances – Joff Winterhart

Sam, jeune anglais désœuvré de 27 ans, vient d’être embauché par le cousin de son père dans sa société de « distribution et livraison ». D’ailleurs, il ne sait pas au juste quelle sera sa fonction précise, mais pour l’heure, le patron, prénommé Keith Nutt, semble se contenter de sa présence à ses côtés lorsqu’il prend sa voiture, tout en parlant beaucoup de lui-même…

Voilà un ouvrage comme seuls les éditeurs « indés » peuvent nous en proposer : une histoire sans histoire où il ne se passe pour ainsi dire rien, aucun événement notable, aucun rebondissement, que tchi vous dis-je… L’action (si l’on peut dire) se déroule dans une sorte de banlieue anglaise sans intérêt, faite d’entrepôts hideux et de petits pavillons grisâtres collés les uns aux autres, l’environnement parfait pour susciter la joie de vivre ! Et pour compléter le tableau, Sam, le personnage principal, qui a échoué dans ses trois cursus universitaires et sort de dépression, vient trouver refuge chez sa mère. Affublé d’un physique de grande courge apathique qui semble accablée par ses bras et jambes interminables, Sam n’a qu’un projet : trouver un travail « dont il ignore tout et qui ne lui dit rien », toutes ses tentatives pour obtenir un job passionnant et/ou lucratif s’étant soldées par des échecs retentissants… C’est ainsi qu’il va trouver le « salut » en étant recruté par le lointain cousin d’un père qui a déserté le foyer lorsqu’il n’avait que quinze ans. L’entreprise, on ne sait pas bien ce qu’elle vend au juste, peut-être des tuyaux ou des ventilos pour assainir l’air des boîtes environnantes. D’ailleurs Keith Nutt, le boss, ne semble pas en savoir beaucoup plus, mais là n’est pas l’important… notre quinquagénaire bedonnant passe le plus clair de son temps dans son Audi A4 left-hand drive… Quant à Sam, la partie essentielle de son boulot consiste à écouter Keith lui raconter sa vie, et ses responsabilités accrues le verront successivement prendre le volant de la berline allemande de son boss et s’occuper de son toutou au regard tout doux, un Cavalier King Charles Spaniel… c’est ce qu’on appelle du challenge !

Dessin atypique, narration atypique… si ce roman graphique hyper-réaliste peut au premier abord laisser dubitatif, il finit par embarquer le lecteur à son insu dans ses méandres, ceux d’une réalité des plus ordinaires. Car sous l’œil de Joff Winterhart, ces arrêts sur image des vains va-et-vient de Keith Nutt, accompagné de son confident malgré lui, le jeune Sam, prennent une dimension intrigante et subtilement cocasse, parfois incongrue.  Le dessin, pas forcément abouti, reste pourtant détaillé et fait ressortir chez son auteur un sens de l’observation pour le moins développé, avec un trait semi-réaliste au crayonné, axé sur les personnages et leurs aspérités physiques, rarement rendus sous un jour avantageux il faut bien le dire. On n’est pas sur du noir et blanc mais plutôt sur un bleu foncé monochrome, et les couleurs existent même si elles sont rares, comme cela semble aller de soi dans une région de l’Angleterre minée par la crise.

Ce qui importe, chez Joff Winterhart, ce sont visiblement les gens et rien d’autre, le scénario et ses enjeux largement relégués au second plan. Toute l’« histoire » tourne in fine autour de ces deux êtres que tout sépare et dont rien ne pouvait laisser présager qu’ils partageraient un jour des moments communs. Et pourtant, de ce malentendu naît une sorte de connivence, tandis que Sam, dans le rôle du narrateur empathique, comprend de mieux en mieux son patron à force d’être à ses côtés, un homme rondouillard et court sur pattes qui s’efforce de garder son masque de virilité, mais se révèle finalement assez faible et n’en devient que plus touchant, égaré dans sa routine insipide et ses « courtes distances », ses blessures et ses petites névroses…

Elu meilleur roman graphique de l’année 2017 par The Guardian, cet album révèle chez son auteur un talent certain de portraitiste. Un moment de lecture sympathique à l’humour discret et inattendu, empreint d’une ironie douce-amère dépourvue de méchanceté, car il ne fait guère de doute que Joff Winterhart est un vrai altruiste possédant cet art de transformer les infimes détails d’un quotidien en tranches de vie singulières…

Laurent Proudhon

Courtes Distances
Titre original : Driving Short Distances
Scénario & dessin : Joff Winterhart
Editeur : Ça et Là
128 pages couleurs – 24 €
Parution : 16 février 2018

Courtes Distances – Joff Winterhart – Extrait :