L’empathie de Kiefer comme un manifeste

En musique, il y a les inaccessibles, les lointains dans leurs tours d’ivoire et il y a ceux au pied des grandes tours de HLM comme Kiefer et son Manifeste.

Jérémie Kiefer
credit photo : Sébastien Pillault

C’est étrange parfois comme un disque voit le jour. Il suffit parfois de peu de choses. Là un deuil que l’on ne digère pas, ici la venue au monde du premier enfant. Pour Jérémie Kiefer, c’est un film qui a tout déclenché, aussi bizarre que cela puisse paraître. Un film qui a lui seul raconte un peu de son histoire à lui. Ce film, c’est Le Thé Au Harem D’Archimède de Medhi Charef, ce film de banlieue pionnier qui annonce avant l’heure La Haine ou Ma Cité Va Craquer. Pourtant, le propos chez Medhi Charef tend vers plus d’onirisme que de seul réalisme. Un peu à l’image de ce Manifeste qui ouvre une trilogie pour Jérémie Kiefer.

Jérémie Kiefer - ManifesteLe moins que l’on puisse dire avec Kiefer, c’est qu’il n’y a chez lui aucune condescendance, aucun snobisme entre une chanson variété que l’on devrait négliger et une Pop racée et plus digne d’intérêt. Il est un pied dans l’une et l’autre dans l’autre pour un résultat loin d’être bancal. Kiefer est un chanteur populaire qui dit les choses simples des gens simples à l’image d’un Kent.

Michel Cloup chantait la gentrification des quartiers, la perte des idéaux et du sens de la communauté avec une pudeur et une distance nécessaire dans Ici et Là-Bas. Kiefer, lui, refuse les filtres qui nous éloignent les uns des autres. Il chante l’espoir qui palpite encore au-delà de la morosité. On se croit replongé au cœur des années 70 qui clamaient leur volonté de profiter de libertés nouvelles, de faire vivre des idéaux.

Il y a un peu de cette ingénuité-là dans la musique de Kiefer qui navigue à vue du côté d’un Yves Simon, de Higelin mais aussi de Marie Laforêt et ce ne sera pas la présence de l’exquise Pauline Drand le temps d’une Conversation qui viendra contredire ce sentiment d’intemporalité. On pensera souvent au Bertrand Bestch de La Vie Apprivoisée pour cette mélancolie soyeuse, on ne sera donc pas surpris de le savoir impliqué aux côtés de Nicolas Dufournet dans la production de ce premier disque qui est également sur Les Imprudences, le tout nouveau label du créateur de La Soupe à la Grimace.

Je le disais en d’autres pages, d’autres temps pour parler de Filip Chrétien. Une fois n’est pas coutume, j’employais une expression anglaise pour décrire le musicien, un Boy Next Door, le mec d’à côté en somme. Celui qui donne toujours les bons conseils, qui sait se faire oreille et taire ses mots. Jérémie Kiefer est aussi de ce bois-là. Chacune de ces neuf chansons sont comme autant de dialogues avec la vie quotidienne. Ce qui est d’ailleurs remarquable à l’écoute de Manifeste, c’est cette accessibilité, cette porosité aux choses du trivial, à cette impression de disque bricolé dans le bon sens du terme avec les moyens du bord. Un disque d’artisan si éloigné des produits pour les têtes de gondoles.Bricolé, oui, est le juste terme pour décrire ces choix artistiques, la voix d’un enfant dans Sucrée Bullée, une chorale improvisée avec une bande de copains. Il y a dans cette volonté une forme d’hyperréalisme qui touche à l’onirisme. On peut parler de choses difficiles sans en oublier une forme de légèreté. Rappelez-vous les grands disques de Marvin Gaye, de Curtis Mayfield qui disaient beaucoup sans oublier la pureté d’un rythme et de sa pulsation.

« Depuis on mord sans étincelle à la poussière…
Nous vivions d’inexorables galères
au bout des rues sans bonnes manières
Dans notre sang coulait un poison
et le mensonge à l’horizon »

Il n’y a aucune propension, aucune tentation chez Kiefer du « C’était mieux avant » car il a compris avec sagesse que la vie c’est d’abord des saisons qui défilent et reviennent malgré nous.Il n’y a pas de fatalité non plus, rien n’est totalement définitif ni vraiment éphémère. Un Manifeste, c’est une déclaration d’intention portée comme un étendard, affirmée pleinement. Ce disque porte presque mal son nom tant il n’impose rien et ne cherche nullement à convaincre. Jérémie Kiefer atteint une authenticité rarement atteinte dans ce grand disque modeste, modeste mais jamais dénué d’ambitions artistiques. C’est peut-être cela finalement un chef d’œuvre, par-delà les concepts, une matière qui prend vie, qui s’égare…

Greg Bod

Jérémie Kiefer – Manifeste
Label : Les Imprudences
Sorti le 8 décembre 2017